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souvent pour la relire tout entière. Le chœur d’introduction est peut-être le plus caractéristique et le plus rébarbatif de tous. Les filles de Sion et les fidèles s’invitent réciproquement à déplorer la mort du Christ : tout l’univers chrétien prie et pleure. A l’entrée de l’oratorio, ce double chœur se dresse comme les deux tours d’une église, tours mobiles et vivantes, qui n’ont jamais de brèches à réparer. Jamais ces harmonies compactes ne se désagrègent ; les deux masses musicales évoluent tout d’une pièce ; elles se rapprochent, se heurtent même, sans se confondre ni s’entamer. De telles pages abondent chez Bach ; elles étonnent, et, faut-il l’avouer ? à la longue elles ennuient. Au cœur de l’oratorio, comme au cœur de la pyramide, étroit est l’espace où l’on respire, et l’on y croit sentir encore l’effrayante pesée de pierre. Un des pires défauts de l’œuvre est la monotonie. Chœurs, airs se succèdent, éternellement pareils, sans une variante de rythme ou d’harmonie, sans une cadence imprévue. Que les disciples chantent, ou les princes des prêtres, tous emploient le même style, les mêmes fugues. L’évangéliste récitant et Jésus même usent d’un récitatif insipide, coupé d’accords secs, indifférent aux situations poétiques ou douloureuses. Ah ! les divins tableaux de l’Évangile, qu’en a fait cette musique froide et parfois brutale ? Qu’a-t-elle fait de la Cène eucharistique et de l’onction de Jésus par Marie de Magdala ? « Sur quels pieds tombez-vous, parfums de Madeleine ! » Bach est fort ; il est grand, immense même, mais un peu comme l’Océan, que les Grecs appelaient stérile. Le musicien de la Passion avait la foi, puisqu’il remuait de pareilles montagnes, mais il n’avait pas l’amour. Son œuvre est une œuvre de science plutôt qu’une œuvre d’art, parce qu’elle manque de charme, et, comme l’a dit excellemment ici M. Brunetière, quelque sujet que l’on traite, s’il n’y a pas de charme, il n’y a pas d’art.

On peut s’expliquer le génie de Bach et la nature de son œuvre par l’esprit de son temps. L’Allemagne protestante, austère, à laquelle Méphistophélès n’avait pas encore jeté ses troublantes apostrophes, croyait alors de toute son âme. Le siècle de Bach ne voyait de la foi que le fond dogmatique, absolu, sans en rechercher comme notre époque, plus curieuse que croyante, les dehors pittoresques ou poétiques. Dès lors que pouvaient importer au musicien les épisodes humains, les côtés un peu extérieurs du grand mystère ? En écrivant, Bach faisait œuvre de chrétien au moins autant que d’artiste, comme ces vieux imagiers que furent les peintres primitifs. Bach est un primitif de la musique, de cet art un peu tardif que, depuis des siècles déjà, les autres arts avaient dépassé. Cherchez dans la peinture une interprétation illustre, et