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I

Ce petit coin si singulièrement favorisé fat le village de Concord, auquel un de ses historiens applique le jugement porté par Tacite sur Marseille dans sa Vie d’Agricola : « Un lieu où se trouvent mêlées la culture grecque et la frugalité provinciale. » En effet, l’influence de l’université voisine de Cambridge s’y faisait fortement sentir à travers les mœurs rustiques ; de hautes pensées s’y alliaient aux habitudes les plus simples ; les deux mille habitans, dont le nombre a doublé depuis, étaient unis par un lien étroit d’égalité sociale, malgré les différences intellectuelles. Thoreau, l’une des gloires de Concord, prête en guise d’armes à sa ville natale un champ verdoyant dont une petite rivière très rapide ferait neuf fois le tour. La Musketaquid ou Rivière des Prairies glisse à travers de vastes pâturages où s’éparpillent les chênes, où l’airelle forme un tapis épais. Une rangée de saules nains borde son cours, tandis que plus loin des vignes se suspendent aux érables, aux aulnes, à tous les arbres amis de la fraîcheur. Les plateaux sont au contraire sablonneux en maints endroits, hérissés de rochers dans d’autres, et la moitié environ du territoire communal est couverte de bois magnifiques. Jamais région ne se prêta mieux au recueillement ni aux rêveries errantes. Son aspect explique assez qu’Emerson, après avoir renoncé à la prédication unitairienne, ait choisi cette paroisse laïque. Il en fit dès lors une sorte d’académie où affluèrent les pèlerins avides de recueillir la parole du maître, où la blanche lumière de son génie, le plus complet qu’ait produit l’Amérique, brilla comme un phare sur lequel restaient fixés les regards attentifs de nombreux disciples. Ce génie qui, par son élévation et son austérité, semble mériter cependant l’épithète de solitaire, exerça l’action d’un aimant irrésistible. Il suffit pour s’en assurer de lire le passage suivant, où se manifeste le tour à demi railleur et si particulier du romancier Nathaniel Hawthorne, l’un des hôtes dont s’enorgueillit Concord :

« Il n’était point nécessaire de m’éloigner beaucoup du pas de ma porte pour rencontrer des formes humaines plus étranges au point de vue moral que l’on n’en eût trouvé ailleurs dans un cercle de mille lieues. Ces fantômes de chair et de sang étaient attirés par l’influence croissante d’un grand penseur original, qui avait élu son gîte terrestre à l’extrémité opposée de notre village. Le merveilleux magnétisme que cet esprit exerçait sur d’autres esprits d’une