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n’étaient que des amateurs, apportant peut-être une bonne dose d’affectation dans l’exécution de leur programme, tandis que Thoreau s’évertuait comme un vrai paysan, fidèle à sa fière résolution d’entreprendre tout ce qu’un homme peut faire. Quand il se bâtit une cabane au fond des bois, Emerson songea un instant à l’imiter ; ce projet finit par la construction d’un pavillon dans son propre jardin. Il en fut souvent ainsi. Thoreau agissait, laissant rêver les autres. Le bon sens qu’il nous plaît d’attribuer à ses origines françaises le préserva toujours des utopies et des chimères, au milieu de la plus parfaite originalité d’allures. Il laissa ses amis Alcott, Channing, Horace Greely, etc., lutter contre les difficultés insurmontables des associations de Brook Farm, de Fruitlands et autres phalanstères plus ou moins fouriéristes, et réalisa pour sa part, en ne s’appuyant que sur lui-même, un désir passionné de solitude, qui s’est exprimé dans le meilleur de ses ouvrages : Walden.

Walden, s’il était traduit, suffirait à établir en France la réputation de Thoreau comme écrivain et comme penseur. C’est l’histoire du séjour qu’il fit sur le bord d’un lac reculé du Massachusetts, où il avait voulu mener la vie sauvage, subvenir seul à tous ses besoins, gîte, vêtement, nourriture, affirmer ainsi sa complète indépendance. La sérénité d’une âme maîtresse d’elle-même, allègrement servie par des membres actifs, éclaire ce livre et en fait une œuvre saine autant qu’intéressante pour tous les âges. Comme il plaint sincèrement ceux qui ont eu le malheur d’hériter des prétendus biens d’ici-bas, et qui creusent leur tombe, pour, ainsi dire, aussitôt qu’ils ont commencé à vivre ! Certes, son expérience, si belle qu’elle soit, n’est pas sans mélange de déceptions, mais ces déceptions il ne les livre pas aux profanes, il a ses secrets que nous pouvons entrevoir comme derrière un voile transparent à travers cette jolie métaphore indienne :

« J’ai perdu, il y a longtemps, un chien de chasse, un cheval bai et une tourterelle, et je suis encore à leur recherche. Nombreux sont les voyageurs à qui j’ai parlé d’eux et donné leur signalement. J’en ai rencontré un ou deux qui avaient entendu le chien et le galop du cheval, et même vu la colombe disparaître derrière un nuage, et ils semblaient aussi impatiens de les retrouver que s’ils les eussent perdus eux-mêmes. »

On aurait tort de prendre à la lettre les fréquentes professions de misanthropie où se complaît Thoreau. Il nous dit bien que sa plus grande joie est de pouvoir se passer de l’aide des hommes, en compagnie desquels rien de simple ni d’honnête ne saurait être accompli, car, pour y atteindre avec eux, il faudrait d’abord les