Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/505

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

voir, disait le narrateur, qu’elle était entièrement désillusionnée de la chimère d’entamer la frontière française. » Elle acceptait sans difficulté qu’une négociation fût ouverte à Dresde par les soins du roi de Pologne, ou à Munich par l’intermédiaire de Chavigny. Chavigny, toujours sur ses gardes et écoutant à son tour sans adhérer, chercha indirectement à savoir ce qu’on attendait en fait d’offres ou de concessions de la France. « On pense, reprit son interlocuteur, que vous ne tiendrez pas à garder toutes vos conquêtes de Flandre. » De plus en plus surpris et charmé, Chavigny resta cependant assez maître de lui pour déclarer froidement que le roi de France, n’ayant pris les armes que pour défendre la liberté de l’Allemagne, ne la sacrifierait pas aisément à la toute-puissance du grand-duc. Mais rentré chez lui et la plume en main, il avait peine à contenir sa joie. — « Le trait du roi de Prusse est bien noir, mais il a encore plus d’imprudence : lui et le roi d’Angleterre nous servent sur les deux toits[1]. »

En prenant connaissance pour la première fois peut-être de cet incident diplomatique si peu connu, en le tirant, pour ainsi dire, de la poussière des archives où la trace en était restée enfouie (car aucun auteur, pas même MM. d’Arneth et Droysen, n’en font mention, du moins avec ce détail et cette précision), l’historien français comprend sans peine le joyeux étonnement de Chavigny, et il n’éprouve qu’un regret, c’est que ce sentiment n’ait pas été partagé par ceux qui pouvaient mettre l’occasion propice à profit. Quel avantage inattendu s’offrait à la France ! Sa partie était perdue, définitivement perdue en Allemagne ; mais, dans les Pays-Bas et en Italie, elle restait victorieuse et maîtresse. Marie-Thérèse, en nous pressant de reconnaître son titre impérial et de lui laisser pleine liberté dans l’empire, ne réclamait donc de nous aucun sacrifice véritable. Mais de quelque désir de vengeance qu’elle subît l’entraînement, elle n’était ni assez naïve ni assez dépourvue de sens politique pour croire que rien ne lui serait demandé en échange de la facilité qu’elle obtiendrait de concentrer toutes ses forces contre le roi de Prusse. Elle ne s’attendait pas sans doute que la France allait lui restituer par pure grâce et en hommage tout le territoire conquis par ses armes et occupé à l’heure même par ses armées. L’abandon d’une partie au moins des provinces qui avaient été, au-delà du Rhin et des Alpes, le théâtre de nos victoires, était la condition, sinon clairement consentie, au moins sous-entendue et aisée à lire entre les lignes, de la proposition que Marie-Thérèse offrait avec tant d’empressement. L’extension de notre frontière du nord avait été

  1. Chavigny à d’Argenson, 22 septembre 1745. (Correspondance de Bavière, — Ministère des affaires étrangères.)