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du roman ne disparaissent dans les brumes d’un symbolisme universel. Encore un roman qui finit par ce qu’il y a de plus froid au monde, l’allégorie, uni à ce qu’il y a de plus pompeusement vide, la théosophie humanitaire.

Ce serait vraiment abuser de l’évidence que d’insister davantage et de répéter longuement la même et triste épreuve sur le Meunier d’Angibault, où l’on voit, au commencement, un artisan héroïque, le grand Lémor, refuser la main d’une veuve patricienne qu’il adore, parce que la richesse est contraire à ses principes, et la riche veuve, à la fin du roman, se réjouir de l’incendie qui dévore son château, parce qu’elle voit tomber avec le dernier pan de mur qui lui appartient le dernier obstacle qui la séparait du socialisme et de son amant. Parlerons-nous du Péché de M. Antoine, dont le plus gros péché n’est pas, à mes yeux, d’avoir une aussi jolie fille que Gilberte, mais bien d’avoir rendu M. Boisguilbault le plus insupportable des hommes en lui enlevant sa femme. Tout le monde est plus ou moins communiste ici, dans le singulier monde où s’agitent les personnages du roman : M. Antoine, gentilhomme déchu ; Jean, le paysan philosophe; Janille, la servante; Emile Cardonnet, le jeune sage; M. de Boisguilbault, le vieux fou. Il n’y a que M. Cardonnet le père qui ne trempe pas dans l’idée nouvelle; mais aussi on a bien soin, comme si cela ne s’entendait pas de soi-même, d’en faire le type de l’industriel sans cœur, dont la froide brutalité fait mourir sa femme, et qui broie les idées comme les hommes sous la meule de son usine. Tout ce monde-là (toujours M. Cardonnet excepté) a les deux caractères obligés des personnages : l’héroïsme du cœur et l’argumentation intarissable. C’est à qui fera les plus belles actions et parlera le plus longtemps. La palme reste à M. de Boisguilbault.


III.

Déjà pourtant, à la même époque où le rêve humanitaire obsédait si cruellement cette belle imagination, il s’était fait en elle plus d’une révolte sourde contre la tyrannie des amitiés et des idées systématiques. Plus d’une fois elle avait osé, pour respirer le grand air des libres espaces, soulever un instant le joug de plomb qui l’écrasait. Entre le Meunier d’Angibault et le Péché de M. Antoine, ces deux grosses machines socialistes, elle avait donné au monde attentif et ravi une délicieuse idylle, la Mare au Diable, et préludé ainsi, par un petit chef-d’œuvre d’exquise chasteté et de poésie champêtre, à la nouvelle manière qui devait marquer pour elle