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père, arrêté dans un temps où l’on arrêtait tout le monde[1]. Il quitta la maison paternelle à l’âge de douze ans, sans appui, sans argent, sachant tout juste lire et écrire. S’il devint amiral, ministre, ambassadeur, il ne le dut qu’à lui-même, à la force de sa volonté. Mousse à Dunkerque, sur la batterie flottante la République, du 21 décembre 1793 au 10 mai 1794 ; novice sur le convoyeur la Chiffonne, du 20 mai au 14 juillet 1794; matelot-timonier sur la frégate le Tartu du 9 août 1794 au 15 décembre 1796, sur le vaisseau le Trajan, du 16 décembre 1796 au 25 janvier 1797, pendant la triste expédition d’Irlande ; sur le lougre la Fouine, du 3 février 1797 au 15 septembre 1798; en congé, du 16 septembre 1798 au 17 août 1801, le jeune Roussin, dans un concours public ouvert à Dunkerque, conquit de haute lutte, le 29 thermidor an IX — (16 août 1801), — le grade d’aspirant de première classe. Quarante ans plus tard, je l’entendais encore en remercier les leçons gratuites d’un professeur d’hydrographie qui trouvera difficilement son pareil, M. Petit-Genet.

Nous sommes une nation démocratique : notre jeunesse, notre âge mûr se consument à subir des examens. Nous avons pris exemple, non pas sur les Américains, mais sur les Chinois : sans compter le germanisme, qui, peu à peu, nous pénètre. Le mandarinat saisit la nouvelle génération dès l’enfance. De petits mandarins tournent la broche dans les cuisines ou tirent la ficelle quand les vieux mandarins vont chasser les alouettes au miroir. N’est-ce pas une raison de plus pour rendre la science aimable et facile? Ce qu’il y avait de vraiment admirable dans la préparation de la jeunesse

  1. Les archives départementales de la Côte-d’Or ont conservé l’ordre d’arrestation du père de l’amiral, — Edme Roussin, procureur au parlement de Dijon. — On m’assure qu’elles n’ont pas gardé trace de l’ordre d’élargissement. A Dijon, comme dans le reste de la France, l’année 1793 et la première moitié de 1794 furent marquées par les plus horribles excès. La Convention y dépêcha Léonard Bourdon et Bernard de Saintes. L’intervention de ces proconsuls était superflue : la société populaire dominait déjà la ville et le département tout entier. « Elle faisait tout trembler, dit le député Calés, envoyé comme pacificateur à la fin de 1794. Corps administratifs, citoyens, districts voisins, tout était soumis à ses lois, et trois ou quatre hommes lui en donnaient à elle-même. » Le maire, que ses partisans, fiers de ses prouesses, nommaient entre eux « le petit roi de Dijon, » professait « qu’en temps de révolution il n’y a plus de loi. » La guillotine était en permanence sur la place du Morimond; les prisons regorgeaient de prévenus. Pour les vider plus vite, on prit le parti d’envoyer à Fouquier-Tinville des charretées de détenus Rien n’égale le cynisme des mandats d’arrêt. On en trouve comme celui-ci : « Il sera arrêté et sa femme, s’il en a une. » Les terroristes appelaient la gendarmerie, le bourreau et le prévenu en même temps. Ils assistaient aux exécutions en cérémonie, précédés d’un tambour. C’était, on le voit, la mise en pratique de cette phrase sinistre : «Qu’avez-vous besoin d’en savoir si long? Le nom, la profession, la culbute, et voilà le procès terminé. »