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compris. N’y avait-il pas là une force suffisante pour tenir en respect tous les corsaires du monde, si l’on en devait rencontrer, par hasard, sur la route?

Le Commodore Dance en jugea ainsi. Se fiant au courage et à l’expérience de ses capitaines, vieux praticiens des parages qu’il allait traverser, il ne réclama de la marine de guerre, prête à lui offrir ses services, nulle escorte. Onze country-ships, un trois-mâts de Botany-Bay, un autre trois-mâts sous le pavillon du Portugal, complétaient cette masse imposante de vingt-neuf voiles. Un brick de guerre, appartenant à la compagnie, éclairait la route. Le 14 février 1804, à huit heures du matin, le rocher de Pulo-Aor restant à l’ouest-sud-ouest, un des vaisseaux de la compagnie signala quatre voiles dans le sud-ouest. Ces quatre voiles étaient le Marengo, la Belle-Poule, la Sémillante et le Berceau. Depuis trois semaines, l’amiral Linois se tenait aux aguets dans ces parages, tantôt croisant sous voiles, tantôt mouillé à la hauteur de Pulo-Aor. La brise était faible, le temps brumeux : les vigies du Marengo aperçurent les premières la flotte anglaise. Le Marengo était alors à l’ancre : il appareilla sur-le-champ.

Bientôt on peut compter les navires ennemis. L’amiral ne s’attendait pas à les trouver si nombreux. Les bâtimens neutres qu’il a visités annonçaient tous le rassemblement à Canton de vingt-quatre navires de la compagnie. Comment s’expliquer qu’on en rencontre trente? La flotte marchande se serait-elle, au dernier moment, rangée sous la protection d’une escadre? Les Anglais, à cette époque, avaient des escadres partout. La distance qui sépare les deux groupes courant l’un vers l’autre diminue à vue d’œil : le temps ne s’éclaircit pas. Le brouillard, on le sait, a le don de grossir les objets, de les défigurer. Il faut longtemps frotter les verres de ses lunettes pour distinguer, dans ces conditions, un vaisseau de la compagnie d’un vaisseau de guerre. Si le commodore Dance eût manqué de sang-froid, si, à l’aspect de cette force inattendue, il se fût troublé, s’il avait dispersé ses vaisseaux, pris chasse, dans l’espoir de sauver les meilleurs marcheurs, il était perdu. Sa bonne contenance le sauva. Dance prit au sérieux la flotte de « la vieille lady; » il la rangea d’abord sur une seule ligne de file, comme une armée navale qui se met en bataille; puis en détacha quatre vaisseaux avec le brick le Gange, prescrivant à cette division de se porter résolument au-devant de l’escadre française. Quant à lui, suivi du gros de ses forces, il continua sa route, — non pas en homme qui fuit, mais en homme qui attend, — sous une voiture modérée.

A la tombée de la nuit, l’amiral Linois se trouvait presque à portée de canon des derniers vaisseaux du commodore Dance. Des impétueux auraient attaqué sur-le-champ, mais Dance pouvait se