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le mande, écrit Motard au général Decaen, était à son poste de combat, tout bien disposé : nous nous dirigeâmes sur le navire, que nous avions tout lieu de supposer anglais. A sept heures moins cinq minutes, ce navire mit en panne. Nous avions un feu à la corne ; il en avait deux à l’échelle de bâbord. Je fis rentrer les bonnettes, serrer les cacatois, carguer la grand’voile. A sept heures précises, nous nous trouvâmes à portée de voix. Au même instant, le bâtiment éventa, comme nous allions le héler. Je lui fis tirer un coup de canon pour le faire remettre en panne; il répondit par un autre coup de canon, et sa batterie fut aussitôt éclairée. La nôtre l’était déjà; les canonniers suivaient le pointage. J’ordonnai le feu, et toute la volée partit sur l’ennemi. Il nous envoya la sienne : le combat s’engagea de part et d’autre avec la plus grande vivacité. »

J’observe dans ce récit une singulière lacune. N’existait-il donc pas de signaux de reconnaissance pour la nuit? Un feu à la corne, ce n’est pas suffisant pour se faire reconnaître. Deux feux à l’échelle de bâbord, c’est déjà un peu mieux. Je préférerais cependant quelque chose de plus net. Exerçons-nous pendant la paix à prévenir les méprises, car, avec des éperons et des torpilles, la méprise sera la mort[1]. Je voudrais que la guerre n’eût rien, en fait de précautions, à nous apprendre : nous y gagnerions beaucoup de sang-froid. Les anciennes ordonnances prescrivaient de ne pas sortir du port sans avoir ses canons chargés. Je crois la chose, depuis que les pièces se chargent par la culasse, tombée en désuétude. Plus d’un accident l’a discréditée. Des boulets ont été oubliés dans les pièces au moment de faire un salut, et une frégate américaine, entre autres, — les États-Unis, — a tué ou blessé, sans le vouloir assurément, sur la rade de Toulon, plusieurs hommes à bord du vaisseau français le Suffren. J’ai encore vu, de mes propres yeux, un son incrusté dans le mât de misaine de ce bâtiment. Le corps du matelot frappé reposait depuis longtemps en terre sainte ; le son enlevé de sa poche par le projectile étranger restait là pour attester la fatale incurie des

  1. À ce propos, ne trouverez-vous pas indispensable de mettre, dès aujourd’hui, par un règlement international, les navires de commerce en mesure de se distinguer, pendant la nuit, des navires de guerre? Ces bâtimens devraient accuser leur qualité de non-belligérans par une marque distinctive des plus apparentes, par une disposition quelconque des mâts, des vergues ou de la coque, sur laquelle il fût impossible de se méprendre. « Les navires de guerre, dira-t-on, sous prétexte de se déguiser, n’emprunteront-ils pas cet emblème protecteur. » Ils s’en garderont bien, je l’espère, car il existe encore de l’honneur en ce monde. Le capitaine qui oserait se permettre une semblable félonie deviendrait, — la chose n’est pas douteuse, — l’objet de la réprobation générale. pour ma part, je n’hésiterais pas à l’envoyer au bagne. Avisez! il en est encore temps. Avisez ! si vous ne voulez pas que les mers se transforment en coupe-gorges.