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Les honoraires étaient raisonnables (150 florins, environ 8,000 francs de notre monnaie) ; le délai plus que suffisant, deux ans à deux ans et demi. Ici encore, Léonard se montra tout de flamme au début, tout de glace au bout de peu de semaines. Bref, le retable de San-Donato a Scopetto partagea le sort de la plupart de ses entreprises : il resta à l’état d’ébauche. Pour la seconde fois, il fallut que l’obligeant et exact Filippino Lippi se dévouât à la place de son collègue; il livra aux frères, en 1496, l’Adoration des mages, qui, après diverses vicissitudes, fait aujourd’hui l’ornement du musée des Offices. Or, de cette circonstance que le retable peint par Filippino représentait l’Adoration des mages, on a conclu que tel était également le sujet du retable commandé à Léonard et, partant de là, on a cherché à identifier à cet ouvrage ébauché le superbe carton de l’Adoration des mages, ce chef-d’œuvre de Léonard, entré, lui aussi, au musée des Offices. Mais des considérations diverses, qu’il serait trop long de développer ici, me font incliner à penser que ce carton a pris naissance beaucoup plus tard.

La fin du séjour de Léonard dans sa ville natale est marquée par l’exécution d’un chef-d’œuvre auquel les critiques ne me semblent que rarement avoir assigné sa date véritable. On se demande constamment où chercher la suprême manifestation de l’adolescent de génie. Je réponds sans hésiter : au Louvre, dans la Vierge aux rochers. Seul, un juge compétent, M. Charles Clément[1], a nettement placé cette merveille à la fin de la période florentine, c’est-à-dire avant 1484. Un abîme sépare en effet le tableau du Louvre des autres peintures de Léonard : technique, style, expression, tout diffère; le dessin est encore légèrement recroquevillé, un peu dans le goût de Verrocchio, les draperies chiffonnées, les physionomies soucieuses, voire maussades, toutes particularités, on n’ose prononcer le nom de défauts, car de tels défauts sont faits pour désarmer la critique, qui ne tardent pas à disparaître des autres ouvrages du jeune maître. Quatre figures, dont trois à genoux, la quatrième assise à l’entrée d’une grotte, voilà pour la composition de la Vierge aux rochers. Ces figures forment très sensiblement une pyramide, disposition qui sera plus tard si chère à Raphaël. La Vierge, placée au centre, quoique sur le second plan, domine les autres acteurs; une main appuyée sur l’épaule du petit saint Jean-Baptiste, qu’elle couvre de son regard, l’autre étendue au-dessus de son fils, elle invite le précurseur

  1. Il est à peine nécessaire de rappeler que le travail de M. Clément, publié d’abord dans la Revue du 1er avril 1860, a depuis paru en volume et compte de nombreuses éditions, dont la dernière est enrichie de plus de 150 gravures (Michel-Ange, Léonard de Vinci, Raphaël). Dans le travail très nourri qu’il vient de consacrer à Léonard, M. Lühke place la Vierge aux rochers au début de la période milanaise (Geschichte der ilalienitchen Materei, t. II).