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comme il les voit, comme il les sent, avec une grâce et une distinction souveraines. Avant Raphaël et avec autant de séduction que lui, sinon toujours avec autant de netteté, Léonard traite ce petit drame intime : la Vierge caressant son fils, surveillant ses jeux ou dirigeant son éducation. L’enjouement, la légèreté et en même temps la conviction qu’il a mis dans ces scènes à deux ou trois acteurs, ne se laissent pas définir avec des mots. Ce sont les idylles les plus fraîches et les plus naïves, sans cette note attristante que le pressentiment des douleurs à venir met souvent sur les lèvres ou dans les yeux de la jeune mère.

La composition de ces scènes est profondément moderne : combien de licences, rien que dans les physionomies ! L’artiste ne se croit plus lié par les portraits traditionnels ; il prend pour modèle de la Vierge, du Christ, des apôtres ou des saints, n’importe lequel de ses contemporains. Les attributs ne le gênent pas davantage : il les conserve ou les supprime selon les besoins de la composition ; il va jusqu’à représenter la Vierge pieds nus, hérésie que ne se serait certainement pas permise fra Angelico, nourri dans la sévère discipline des dominicains, et que, à la suite du concile de Trente, les peintres orthodoxes ne devaient pas tarder k réprouver de nouveau. Si Léonard, d’accord en cela avec la majorité de ses confrères florentins, faisait ainsi descendre la divinité sur terre-, il mettait dans ses compositions une poésie et une chaleur bien propres à provoquer la ferveur ; aussi jamais peintre n’a-t-il passé pour plus profondément religieux. Singulier contraste ! Léonard et le Pérugin, les deux artistes que Vasari taxe d’une incrédulité absolue, sont précisément ceux dont les œuvres respirent le plus de foi et le plus d’éloquence !

Laissant à son condisciple le Pérugin la note chaude et intense, avec ses rouges et ses verts vifs si profonds et si luisans, avec ses contours si arrêtés et son modelé souvent si dur, Léonard, dans la Vierge aux rochers, comme dans tous ses tableaux postérieurs, résolut de faire de la couleur avec les nuances en apparence les plus neutres, du vert tirant sur le gris et offrant des reflets de mine d’argent, du bitume, du jaune sale. Rien ne jure plus avec la gamme adoptée par les primitifs. Tous les tons clairs et francs sont bannis de sa palette : ni ors, ni étoffes brillantes, ni vives carnations : c’est en quelque sorte avec des tons de camaïeu qu’il réalise les tours de force du clair-obscur ou obtient l’incomparable coloris, si chaud et si ombré, de la Joconde. Aucun peintre jusque-là n’avait tant demandé aux seules ressources de la peinture.

La Vierge aux rochers semble coulée d’un jet, et cependant, les dessins du maître en font foi, l’exécution a été des plus laborieuses. Le dessin de l’École des Beaux-Arts que je mentionnais tout à l’heure