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incommode, s’est sentie au pouvoir d’un incube qui lui défendait de se mouvoir, d’agir, de respirer. Ce sont les poètes, les artistes qui, en lui donnant des fêtes, l’ont délivrée de son cauchemar.

La Grèce avait emprunté à la Phénicie, aux vieilles sociétés orientales, leurs divinités monstrueuses, d’humeur farouche et de mœurs dévergondées, et le Zeus des noires forêts de l’Arcadie fut un Moloch, qui réclamait des sacrifices humains. Mais il s’amende par degrés; honteux de son passé, il le répudie ; il se persuade que ces chairs fumantes lui répugnaient ; que, pour punir Lycaon de lui avoir sacrifié un enfant, il l’a foudroyé, lui, son palais et ses cinquante fils, ou qu’il l’a changé en loup. Les Olympiens sont des monstres transformés et apprivoisés, et ce sont les poètes qui les apprivoisent, « Hésiode et Homère, a dit Hérodote, ont fait connaître les premiers la généalogie des dieux; ils leur ont donné leurs surnoms et leurs épithètes, ils leur ont distribué les honneurs, les charges et les fonctions, et ils nous ont montré leur figure. » Il faut entendre par là que ce fut dans l’âge d’Homère ou des homérides que la Grèce s’assimila des dieux étrangers, qu’ils lui apparurent comme la grande famille d’un Zeus protecteur des cités et d’une civilisation commençante. Désormais ces ennemis des ouvrages de l’homme se font gloire d’y collaborer et de se mettre à son service; ils deviennent les patrons des institutions nouvelles, qui créaient un Occident. Ce furent les poètes qui consacrèrent cette révolution bienfaisante ; l’Iliade et l’Odyssée furent la bible de l’anthropomorphisme hellénique, et de merveilleux poèmes, dont la sculpture s’inspira, accomplirent une œuvre de délivrance. Ces dieux qui faisaient peur, qu’on adorait en tremblant dans l’arbre consacré, dans quelque pierre noire tombée du ciel ou dans des poupées grossièrement équarries, à tête de bêtes, la Grèce, par la main de ses Phidias et de ses Praxitèle, leur donna à jamais une figure humaine, et avec le temps son audace lui sembla si naturelle qu’elle pensa leur avoir fait tort en leur prêtant jadis un autre visage que le sien.

La renaissance italienne fut une insurrection contre l’ascétisme qui mutile l’homme et la vie, contre une religion morose, farouche, qui maudissait la terre et tout ce qui s’y passe, qui annonçait la fin du monde et enseignait que la nature est corrompue jusque dans ses moelles, qu’elle appartient au prince des ténèbres, que la beauté est le filet où il prend les âmes. Dante le visionnaire se promène à travers les cercles des damnés et les sphères des bienheureux, et dans les demeures éthérées comme dans le royaume souterrain, il se souvient de Florence, elle l’accompagne partout. Il emporte avec lui l’image des rivières et des monts d’Italie, ses paysages favoris, des histoires d’amour, le souci de son art, toute la mythologie de Virgile