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rapport, aucun clergé célibataire n’est plus séparé de la société civile que ce clergé marié. Comme, depuis des siècles, il se recrute presque entièrement lui-même, le mariage, au lieu de le mêler aux autres classes, l’en a tenu à l’écart. Le pope n’est pas seulement séparé du monde par son éducation de séminaire et ses fonctions, mais aussi par son origine et ses relations de parenté. Le plus souvent, le prêtre est un fils de pope qui a épousé une fille de pope, et tous deux ont été élevés dans les écoles spéciales aux enfans des ecclésiastiques. Se perpétuant lui-même par ses propres rejetons, le clergé n’est rattaché, par les liens du sang, ni au bas peuple ni aux classes instruites. Les laïques, les hommes cultivés surtout, entrent fort rarement dans les ordres, et moins encore parmi les popes que parmi les moines. À cette abstention séculaire, il n’y a guère d’exceptions que depuis peu d’années. J’ai entendu citer, sous Alexandre III, quelques propriétaires ou quelques étudians appartenant à la noblesse qui s’étaient fait ordonner simples popes ; ainsi par exemple, dans le diocèse de Kharkof. Pour ces hardis novateurs, ce n’était peut-être encore là qu’une manière « d’aller au peuple, » de servir le peuple et le moujik, à une époque où tant de dévoûmens cherchent en vain leur voie.

L’émancipation des serfs et l’abolition des châtimens corporels ont indirectement relevé le clergé rural, que ses chefs s’étaient longtemps habitués à considérer comme une sorte de serf. L’on ne saurait se figurer, en Occident, de quelle manière les pauvres popes étaient, à une époque encore peu reculée, traités par leurs supérieurs. Les cours ecclésiastiques ne recouraient pas moins que les tribunaux séculiers aux punitions corporelles, et les consistoires diocésains en usaient largement vis-à-vis des clercs de tout ordre. Les mandemens épiscopaux se plaisaient à faire siffler le fouet aux oreilles du clergé. Après même que Catherine II eut adouci la législation, lorsque la caste ecclésiastique fut officiellement rangée au nombre des classes privilégiées exemptes des châtimens corporels, les verges continuèrent à cingler les épaules des prêtres de campagne. Le souvenir s’en est conservé dans les familles sacerdotales ; on s’y raconte de père en fils des traits de la manière dont certains prélats respectaient les prérogatives officielles de leur clergé. En voici un exemple emprunté aux mémoires d’un professeur d’académie, qui le tenait de son grand-père[1]. C’était, vers la fin du XVIIIe siècle, un évêque de Vladimir, non point un de ces tyrans mitres dont maint diocèse a gardé la légende, mais un évêque réputé bon enfant, recevant ses prêtres et ses clercs paternellement

  1. Mémoires de Rostislavof ; Rousskaia Starina, janvier 1X80.