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démontré qu’on pouvait biffer d’assez jolis traitemens, sans nuire sensiblement à la sécurité et au bonheur de nos concitoyens[1].

Mais le problème a une autre face : que deviendra la France, lorsqu’on aura diminué le nombre des fonctionnaires? Est-elle apte à gouverner toute seule ses intérêts de clocher ? L’esprit d’initiative n’est-il pas définitivement étouffé par l’excès de centralisation? Ne verra-t-on pas renaître l’anarchie administrative qui a signalé les premières années de la révolution ? Sommes-nous même capables, en qualité de Gaulois insoucians et légers, de saisir les beautés du self-govermnent le seul produit anglais qui, de l’avis de ses inventeurs, n’est pas fait pour l’exportation ?

Je connais peu de questions aussi controversées. Il y a cinquante ans qu’on bataille sur ce terrain à coups de gros volumes ou de pamphlets. Les amans de l’Amérique, Tocqueville et Laboulaye, l’un avec sa gravité mélancolique, l’autre avec sa bonhomie railleuse, nous ont tour à tour accablé du contraste des peuples libres, et témoignent peu de confiance dans notre aptitude à pratiquer les libertés locales. De nos jours, les docteurs hésitent et hochent la tète. M. Taine n’est pas éloigné de croire que nous sommes un peuple de moutons destiné à être éternellement conduit ou égaré par des Panurges jacobins. M. Boutmy lui-même, ce maître en art constitutionnel, déclare que la révolution a fait table rase, qu’il n’y a plus trace en France d’institutions locales, et que rien de vivant ne s’interpose entre l’individu et l’état.

Certes, il est audacieux de s’insurger contre d’aussi fortes autorités. Je ne comprendrais pas cependant qu’étant de cet avis, on osât toucher un cheveu d’un seul fonctionnaire. Car enfin ce personnage devient quelque chose de sacré, du moment qu’il est l’unique gardien des traditions administratives, le tuteur indispensable et tout-puissant. Mieux vaut cent fois payer quelques bergers de plus que d’abandonner tout le troupeau au désordre et à l’incurie.

Il faut donc, avant de parler réformes, être exactement renseigné sur le plus ou le moins de vitalité que le ciel nous a départi. Il faut savoir si réellement l’antique sève provinciale est tarie chez nous, si nos extrémités se refroidissent à vue d’œil, ou si, par un heureux hasard, des organes nouveaux nous seraient poussés à notre insu, pendant ce terrible siècle, de croissance suivant les uns, de décadence selon les autres, dont l’année 1889 va marquer le terme.

  1. Voyez la Revue du 15 août, les Fonctionnaires et le Budget, par M. Cucheval-Clarigny.