Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/871

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
I.

D’abord, avant l’œuvre des hommes, celle de la nature.

Dans les disputes d’école, on oublie trop souvent ce personnage muet, cet antique Destin qui poursuit son œuvre silencieuse à travers nos décrets d’un jour. Tâchons de lui restituer sa part. L’assiette même de la vie locale est indépendante de tous les faiseurs de constitutions. Les « villes, bourgs et villages, » pour employer notre vieille langue administrative, ont poussé un peu partout, comme il a plu à Dieu. Tantôt le village primitif, épanoui sur le bord d’un fleuve, s’est élevé, comme une plante grasse et vigoureuse, jusqu’à la dignité de grande ville. Tantôt c’est une fleur chétive de marécage ou de lande, dont un clocher malingre forme le point culminant. Il y a de petites villes renfrognées qui se tiennent à l’écart des grandes routes, toutes ramassées sur elles-mêmes. D’autres, d’un contour indécis, ouvertes à tout venant, comme une longue auberge, se sont étalées à l’aise sur le chemin du Roy. On dirait un être vivant qui se contracte ou se développe, suivant que le milieu lui est favorable ou hostile : ici, c’est un village serré, rasé contre terre, sur les grands plateaux battus des vents, comme un troupeau de bêtes faisant tête à l’orage ; là, c’est une petite ville suspendue au flanc d’un coteau, nonchalante et dispersée, qui descend d’étage en étage pour tremper le bout du pied dans la rivière. Souvent l’habitation humaine se dégage à peine de la vie obscure et inconsciente des choses : baignée de verdure, fleurie et moussue jusque sur les toits, elle participe encore du règne végétal. Quel contraste avec la cité voisine, où les arbres des squares prolongent tristement leur existence artificielle !

Villages historiques, reconnaissables aux ruines de leurs châteaux; bourgs de gros rapport, peu soucieux d’élégance et larges comme des greniers à grains ; places énormes et béantes, qui attendent le marché aux bœufs ; rues tortueuses et discrètes, où s’abritent de vieilles vies fanées : tel est le cadre infiniment divers auquel doit se plier, bon gré mal gré, la symétrie des institutions administratives. C’est une magnifique et inégale végétation de toits, de pignons et de clochers, répartie d’après des lois si anciennes et si variées qu’elle paraît capricieuse, plongeant ses racines dans le sol national et s’épanouissant à la surface comme la fleur de la civilisation. En tout pays, il y a peu de jouissance aussi délicate que de contempler ces rencontres fortuites et durables de la nature et de l’homme. C’est la source principale du pittoresque. Qu’une soudaine perspective nous découvre