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Les impressions qu’elle éprouverait encore, les visions qu’évoquerait sa mémoire seraient moins distinctes et s’estomperaient chaque jour de teintes plus pâles : ce ne seraient plus que de flottantes apparitions aux contours indécis comme les fantômes d’un rêve d’opium. Puis, insensiblement, ses souvenirs d’autrefois, que rien ne renouvellerait plus, s’useraient, se dépouilleraient de toute enveloppe matérielle, de toute forme précise, de toute couleur et de tout relief, et se soustrairaient ainsi peu à peu aux lois du temps et du milieu où ils s’étaient formés jadis.

J’imaginais pourtant que, dans cet état, elle serait capable encore de ressentir des émotions délicieuses et de revivre des heures fortunées.

Si elle avait aimé, elle connaîtrait alors le charme des pures émotions, des impressions abstraites ressaisies en dehors des apparences matérielles et périssables qui les revêtaient autrefois ; elle éprouverait d’une façon nouvelle et plus subtile ce qu’il y a de plus intime, de plus profond et de moins éphémère dans les affections humaines ; elle ressusciterait ces choses fugitives qui sont la poésie de nos sensations et ce qu’elles contiennent d’âme; elle les évoquerait avec ce qui constitue vraiment la personnalité de nos impressions, c’est-à-dire avec ces nuances de douceur ou de vivacité, de mélancolie ou d’allégresse, de lenteur caressante ou d’âpreté voluptueuse qui marquent chacune d’entre elles et qui les distinguent dans la masse confuse de nos souvenirs.

Il se passerait en elle, me disais-je, ce qui se produit quelquefois en nous-mêmes lorsque des réminiscences très anciennes se lèvent dans l’arrière-fond de notre mémoire, sur les confins obscurs de l’oubli : décolorées, échappées pour ainsi dire aux traits et aux contours qui les dessinait jadis, on les reconnaît à peine tant elles sont transfigurées, idéalisées, tant elles semblent lointaines et étrangères à nous, mais elles ont un charme particulier, un parfum atténué et mystérieux qui révèle encore, malgré le temps écoulé, les réalités disparues dont elles sont la forme dernière et la suprême apparition.

Mais si la vie d’en haut avait été dure et lourde pour la morte, elle continuerait d’en porter le fardeau et la mort ne l’affranchirait pas : elle assisterait sans répit au lent défilé des mauvais jours avec leur longue suite de misères, de détresses, d’espoirs toujours renaissans et toujours déçus; et jamais elle ne jouirait du repos que rien ne trouble plus, de la sérénité de l’oubli dans l’insensibilité absolue.

Et pendant des siècles il en serait ainsi, bien longtemps après que son souvenir se serait effacé de la mémoire des hommes : elle