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aventure à courir aux Pays-Bas, et qui sait ? peut-être une principauté à s’y tailler, en trahissant à la fois et Philippe et ses sujets révoltés. Pourtant il se débat encore. Hélas ! on ne l’aime pas, on ne l’a jamais aimé. La reine jure qu’elle l’adore, mais elle veut la gloire de son héros. Eh bien ! il partira, mais il partira marié. — Mais elle ne peut épouser un catholique. — Il se fera protestant pour l’amour d’elle. — Non, décidément, elle ne peut vaincre son aversion pour le mariage… Le prince, au paroxysme de l’exaltation, s’écrie qu’il préférerait la voir morte et expirer lui-même avec elle plutôt que de renoncer à sa main. Elisabeth savoure cette situation romanesque. Personne n’avait encore parlé de se tuer pour elle ni de la tuer par amour. Elle le gronde doucement : « Ce n’est pas la raison, c’est la passion qui parle en vous, ou vous ne menaceriez pas ainsi une pauvre vieille femme dans son propre royaume. — Ah ! madame, vous ne me comprenez pas. Je ne voudrais pas toucher un cheveu de votre tête sacrée ; mais j’aimerais mieux souffrir mille morts que perdre l’espoir d’être votre époux et devenir la fable de l’univers ! » Il éclate en pleurs, et elle lui donne son propre mouchoir pour qu’il s’essuie les yeux. Enfin, il part ; et, comme sa fiancée fait les frais de cette folle entreprise, le baiser de Greenwich coûte 710,000 livres[1] au trésor d’Elisabeth. C’est un des baisers les plus coûteux dont l’histoire fasse mention.

La leçon est d’autant plus dure que sa seule passion sincère est pour l’argent. De son avarice, de sa cupidité, M. Froude raconte des choses vraiment surprenantes. Lorsque Marie Stuart arrive à Carliste, dénuée de tout, sous les habits d’une servante, Elisabeth lui envoie une pièce de velours, deux paires de souliers et deux chemises trouées. Au lieu de s’enrichir, on se ruine à son service ; pour cette raison il est malaisé de trouver un ambassadeur, presque impossible de découvrir un vice-roi pour l’Irlande. Aux diplomates qui n’ont pas réussi dans leur mission, elle rogne ou supprime les frais de voyage. Elle vérifie les comptes de caserne et d’hôpital, entre en fureur lorsque ses troupes font l’exercice à feu en temps de paix. « A quoi bon tirer à la cible ? Quel gaspillage ! Ne vaut-il pas mieux réserver ses munitions pour le moment où les ennemis seront là ? » Et quand sa flotte est engagée dans un duel à mort contre la flotte espagnole, il faut lui arracher chaque baril de poudre, chaque livre de biscuit ; si bien que ses marins, faute de vivres et de projectiles, abandonnent, en pleurant de rage, la poursuite de l’Armada. Lui propose-t-on un de ces crimes politiques qui rentrent dans la pratique ordinaire des gouvernemens du XVIe siècle, son premier mot est : « Sera-ce bien cher ? » Pour faire fructifier

  1. Environ 18 millions de francs, qui en vaudraient environ 150 aujourd’hui.