Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 83.djvu/99

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de croire qu’il ne sera pas exécuté. « Et pourtant, — répète M. Froude de page en page, — Marie Stuart n’avait pas de meilleure amie qu’Elisabeth ! »


V

Obscur lorsqu’il écrivait les premières lignes de son histoire, M. Froude était célèbre longtemps avant d’avoir publié les derniers volumes. Les professeurs hochaient la tête ; la critique ricanait ou se réservait. Mais le public était séduit par le coloris vif et franc des descriptions, par le tour moral et la veine d’humour qui courait à travers le récit. L’élément religieux indépendant, en Angleterre et surtout en Écosse, reconnaissait en M. Froude un de ses porte-bannières. L’université de Saint-Andrews, vieille citadelle des études calvinistes, au-dessus de laquelle plane encore le souvenir de John Knox, élut, en 1869 ; M. Froude pour son recteur. Saint-Andrews, en l’adoptant, le vengeait, à vingt ans de distance, des dédains d’Oxford.

Depuis 1860, il était devenu l’intime de la petite maison de Chelsea, où Carlyle se reposait, — si ce cerveau fiévreux connut jamais le repos ! — de sa dernière lutte avec l’ange, de sa dernière bataille contre sa pensée, de son livre-cauchemar sur Frédéric II. En 1866, Carlyle perdit soudainement celle qui avait été l’ordre de sa maison, le frein de son esprit, la gaîté de ses jours moroses. Dès lors il ne sortit plus de lui que des gémissemens inarticulés et des boutades sans lien entre elles. M. Froude devint le compagnon presque quotidien de ces longues promenades à pied où le vieillard épanchait ses rêveries et sa bile. Ils saluèrent ensemble la révolution et la guerre de 1870. Napoléon III était renversé, la France vaincue : double joie pour le maître et le disciple. « Il n’y eut jamais pareille guerre, — écrivait Carlyle dans une lettre que reproduisit la Gazette de Weimar, — jamais pareil écroulement de vanité ; jamais arrogance, longtemps menaçante, n’est tombée plus bas dans le néant… Je n’ai rien vu, dans ma vie, qui m’ait autant réjoui. » M. Froude partageait cette joie. Tous deux prenaient la lueur rougeâtre des bombes prussiennes éclatant dans la nuit au-dessus de Paris assiégé pour l’aurore d’un jour sans fin, où le monde retrouverait la paix, la conscience ses droits, et l’esprit humain la route perdue de la vérité[1].

C’est à ce moment où l’influence de Carlyle le pénétrait le plus

  1. M. Froude sait-il que, bien peu de temps après, Carlyle faisait offrir à Napoléon III de diriger l’éducation du prince impérial ? La proposition ne fut ni agréée, ni même discutée à Chislehurst : l’empereur eut un mélancolique haussement d’épaules, et ce fut tout.