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elle prend l’eau par tous ses dalots et n’ose se hasarder à ouvrir ses sabords. Elle continue cependant la poursuite et passe comme l’éclair à travers les gerbes d’écume que sa proue fait jaillir. C’est beau des deux côtés ; c’est beau de mouvement et d’horreur. « J’ai vu, écrit Saint-Preux à sa sensible amante, dans le vaste océan, où il devrait être si doux à des hommes d’en rencontrer d’autres, deux grands vaisseaux se chercher, se trouver, s’attaquer, se battre avec fureur, comme si cet espace immense eût été trop petit pour chacun d’eux. Je les ai vus vomir l’un contre l’autre le fer et les flammes. Dans un combat assez court, j’ai vu l’image de l’enfer. » Qu’aurait donc dit Saint-Preux, s’il avait vécu de nos jours ? Une torpille dans le flanc, et le gouffre a sa proie. N’est-il pas vraiment indispensable d’affranchir le commerçant paisible de semblables risques ? J’y reviendrai, car je suis tenace, — je crois l’avoir assez prouvé dans la question des flottilles, question à laquelle je m’acharne depuis plus de seize ans, — j’y reviendrai ; mais que l’Angleterre y songe ! c’est à elle que doit appartenir l’honneur de l’initiative à ce sujet. La civilisation lui en sera éternellement reconnaissante.

Le Linnet avait amené ses couleurs ; il n’était pas pour cela encore amariné. Jeter un équipage de prise à son bord par un temps pareil semblait impossible. Le capitaine Roussin y réussit pourtant. Il y perdit, il est vrai, toutes ses embarcations ! Enfin la chose est faite : non-seulement le Linnet se trouve sous la garde d’un détachement français, mais la Gloire est parvenue à lui donner la remorque. Elle l’emporte dans ses serres vers les côtes de France. Le 26, à quatre heures de l’après-midi, la remorque casse. En ce moment critique, une voile inconnue, une frégate, apparaît à deux lieues sous le vent. Il faut abandonner le Linnet à son sort, car un nouveau combat est imminent. A dix heures et demie du soir, le trois-mâts aperçu et la Gloire se croisent à contre-bord. Les deux navires ont passé à moins de 10 pieds l’un de l’autre : s’ils s’étaient rencontrés, ils coulaient tous deux à pic. L’obscurité est si profonde, la mer si énorme, que pas un coup de canon n’est échangé.

Le temps continuait d’empirer ; le baromètre, très bas, n’annonçait point d’embellie ; la frégate se trouvait par la latitude d’Ouessant ; c’eût été une faute impardonnable que de laisser échapper une circonstance aussi propice. « Je me déterminai, écrit le capitaine Roussin, à laisser arriver pour gagner la rade de Brest. J’y ai mouillé hier, 27 février, à quatre heures et demie du soir, après soixante-douze jours de mer. La corvette le Linnet y a mouillé peu de temps après moi. Je crois que ce bâtiment conviendra au service de Sa Majesté pour les escortes. J’évalue le tort fait aux ennemis de Sa Majesté, pendant cette croisière, à 4 millions 1/2. »