Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 84.djvu/213

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses craintes, ses doutes ; sa raison s’affermit et la foi lui revient. Il sent que rien ne peut nuire à sa race. Aussi loin qu’il promène ses regards et sa pensée, il est entouré de millions d’hommes pareils à lui, et il ne se demande plus, comme de l’autre côté de l’océan, ce qu’il adviendra du nègre. S’il a bon cœur, il s’attendrit, sur le sort de l’homme blanc, pour qui l’Afrique ne sera jamais une patrie. « En vérité, il y a peu d’apparence que les prophéties et les souhaits de M. Reade s’accomplissent jamais. Il est douteux, que ses arrière-petits-enfans aient des parcs à éléphans dans l’Afrique centrale, et qu’on voie un jour de jeunes ladies au cœur sensible verser, à l’ombre des palmiers, des larmes charmantes et vraiment anglaises sur le tombeau du dernier des nègres.

M. Blyden est fermement convaincu, et je suis disposé à l’en croire, que l’Afrique n’aura pas le sort de l’Amérique, que le blanc n’y supplantera pas l’indigène, que l’avenir du continent noir est à jamais lié aux destinées de la race noire. Quelles seront ces destinées ? Cette race est-elle condamnée à végéter dans une éternelle enfance et la sauvagerie est-elle sa loi ? M. Blyden ne le pense pas ; le nègre, selon lui, n’est pas un être improgressif : il est en chemin, un jour il arrivera. Dans ces derniers siècles, il a beaucoup changé. Partout où il a trouvé des maîtres insinuans et persuasifs, qui s’appliquaient à perfectionner ses instincts sans les violenter, il s’est montré capable d’éducation, de discipline. Il ne faut pas lui demander de blanchir sa peau, mais il a perdu quelques-unes de ses superstitions, il a acquis des idées auxquelles son cerveau semblait réfractaire. Faut-il désespérer de voir l’apprenti passer maître ?

« Quand le soleil se couche, a-t-on dit, toute l’Afrique danse. » On a dit aussi que le nègre est le seul homme capable de chanter quand il est triste. L’Afrique chantera toujours, et je ne vois, pas pourquoi elle se priverait du plaisir de danser. Mais elle renferme aujourd’hui des centaines de milliers d’hommes qui lisent, écrivent, raisonnent bien ou mal, et invoquent, soir et matin, un grand être invisible, dont la puissance souveraine a détrôné leurs fétiches. Qui a fait ce prodige ? Bien que M. Blyden estime qu’il y a dans la Bible « beaucoup de choses qu’un noir ne peut digérer, et qui ne procurent à son âme aucune nourriture ni aucune joie, » il ne laisse pas d’être un bon chrétien ; il pense qu’un Dieu crucifié est celui qui convient le mieux à la race que les autres races ont crucifiée, et il se flatte qu’un jour l’Évangile règnera dans toute l’Afrique. Mais en homme de bon sens, qui ne s’insurge pas contre les faits, il convient que, jusqu’aujourd’hui, le christianisme, importé à Sierra-Leone et à Libéria, s’est montré impuissant à s’assimiler les indigènes des tribus voisines, qu’en vain depuis trois cents ans l’Afrique occidentale est travaillée par le