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discours sur ce sujet. Il y déclare que l’essentiel est de développer dans le noir la faculté pensante, de fortifier son cerveau, d’affermir sa raison et de mettre son imagination même au service de son jugement. Quelque admiration qu’il professe pour les langues et les littératures de l’Europe moderne, M. Blyden ne croit pas qu’elles soient propres à former l’esprit de la jeunesse et des peuples enfans. Le noir ne réussira jamais à s’assimiler notre poésie, elle lui demeurera toujours étrangère ; il ne peut se reconnaître dans Hamlet, dans René ou dans Faust ; Ulysse et Achille, Thémistocle et Épaminondas, Cincinnatus et Caton partent tout autrement à son cœur, il retrouve en eux l’humanité telle qu’il la sent en lui, et Plutarque seul peut lui fournir des modèles dignes de Bon imitation. M. Blyden trouve notre politique trop savante et trop compliquée, notre morale trop abstraite ou trop subtile, il estime que le Gorgias de Platon et l’Éthique d’Aristote sont plus accessibles aux esprits simples ou neufs ; ces grands penseurs étaient plus près des commencemens. Les anciens, nous dit-il, ont eu le secret d’unir aux vérités profondes, à la justesse et à la vigueur de la pensée comme à la finesse de sentiment, la parfaite simplicité de la forme. On chercherait en vain dans leurs écrits un mot, une idée, une formule qu’un nègre ne puisse s’approprier. Leurs narrations sont limpides, leurs descriptions sont vivantes, ils ont tout le charme d’un naturel heureux, un air de jeunesse, de santé, et la fraîcheur du teint.

M. Blyden a une autre raison de préférer les anciens aux modernes : « Le nègre, ajoute-t-il, peut se nourrir des littératures antiques, sans risquer de s’empoisonner ou d’apprendre à mépriser sa race. Elles ne fausseront pas sa conscience, elles n’imprimeront aucune direction fâcheuse à ses penchans naturels… Dans l’étude des grands maîtres de la Grèce et de Rome, et des langues dans lesquelles ils ont écrit, nous nous accoutumerons à discipliner notre esprit, sans rien perdre de l’estime, du respect que tout homme se doit à lui-même. De toutes les connaissances que nous sommes tenus d’acquérir pour réformer notre caractère moral, politique et religieux, il n’en est pas une seule que nous ne puissions emprunter aux anciens. » Si bon chrétien que soit M. Blyden, il sait gré à Mahomet d’avoir compté un noir parmi ses plus chers disciples. Il n’est pas moins reconnaissant à Homère d’avoir rangé au nombre des plus fidèles compagnons d’Ulysse le héraut Eurybate, « rond d’épaules, à la peau noire, aux cheveux crépus. » Ulysse, lisons-nous dans l’Odyssée, honorait ce nègre d’une estime particulière, « parce qu’il retrouvait en lui son âme et ses pensées. »

Que tel Foulah musulman arrive à comprendre le Coran et ses commentateurs aussi bien que le plus habile théologien de Kérouan, que