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soir. Le Suffren venait d’arriver de Cherbourg. Si le vent eût été favorable, l’amiral fût parti dès le lendemain. Les navires à voiles, par malheur, sont obligés de compter avec le vent. Les impatiences, les anxiétés commencent. Je vais raconter l’histoire d’une grande responsabilité ; je désire que ce soit une leçon profitable pour nos futurs officiers-généraux. Mon admiration pour l’entrée de vive force d’une escadre française dans le Tage est chez moi un héritage de famille. Mon père avait le jugement sûr, parce qu’il avait le cœur élevé : une basse jalousie n’effleura jamais son âme. Je l’ai entendu maintes fois déclarer que cette affaire, au fond peu sanglante, était un des plus beaux faits d’armes, sinon le plus beau, qui ait, dans les temps modernes, illustré nos fastes maritimes. Il m’a fallu étudier de près les difficultés de l’entreprise pour me rendre un compte bien exact des motifs qui inspiraient à mon père cet enthousiasme, au premier abord excessif. La lumière ne s’est faite que peu à peu dans mon esprit : elle est devenue éclatante quand j’ai connu par ma propre expérience ce que comporte de doutes une grave résolution à prendre. Vaincre, quand on s’y trouve en quelque sorte contraint par les circonstances, a été le lot de plusieurs ; aller volontairement au-devant de l’épreuve, s’exposer au désastre pour conquérir la gloire, n’appartient qu’à la race des Roussin, des Nelson et des Suffren.

« Je suis établi sur le Suffren depuis hier, écrivait le 9 juin au matin l’amiral Roussin. Depuis vingt-quatre heures, les vents sont au sud-ouest, le baromètre bas. Je ne suis jamais allé à Lisbonne, et je le regrette fort, car c’est un grand avantage en toute chose que d’avoir vu. Les hostilités sont commencées. Si les Portugais ont un peu de sens, ils défendront l’entrée du Tage. D’où il faut conclure d’abord l’absence de pilotes, si ce ne sont des pilotes arrêtés en mer et, par conséquent, peu sûrs. » Le 11 juin, il a pris connaissance des dépêches du ministre. Il répond par le télégraphe : « Deux heures après la réception de vos dépêches, toute communication du Suffren avec la terre a été interrompue. Le vaisseau n’a plus qu’à filer son corps mort. Le vent, qui avait passé à l’ouest dès le 8, souffle encore de cette partie avec force. Il est impossible d’appareiller. Soyez sûr que je saisirai le premier instant favorable. » Il le disait et il devait, non pas seulement tenir parole, mais trouver favorable un instant qui, dans l’opinion de tous les marins, ne l’était pas.

Les ordres du ministre deviennent d’heure en heure plus pressans. Voici le nouvel avis qui, parti de Paris le 15 juin, à une heure trente minutes du soir, sur les ailes du télégraphe, parvient le même jour à Brest, à quatre heures quarante-cinq minutes de