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Rien ne change ! La phrase revient incessamment dans ses rêves. Il faut que la gloire soit chose bien tentante pour qu’on la poursuive à travers tant d’épreuves. Rien ne change !

Je rouvre le journal de bord, dont je n’ai pas voulu jusqu’ici retrancher une seule ligne : je le rouvre, m’attendant à y trouver le même accent désespéré. L’impression, cette fois, est moins triste. « 6 juillet, sept heures et demie. — La frégate la Didon se fait reconnaître, écrit l’amiral Roussin. — J’appelle le capitaine de Châteauville à bord. Il a quitté l’escadre hier à quelques lieues à l’ouest-sud-ouest. »

Le capitaine de Châteauville ! Voila, certes, une excellente recrue ! L’âme d’un preux sous l’uniforme de capitaine de vaisseau. Toutes les aventures que les mers de l’Inde pouvaient réserver aux officiers qui servirent dans ces lointains parages sous l’empire, Châteauville les avait traversées. C’était lui qui commandait le vaisseau-école l’Orion, quand je faisais, de 1828 à 1829, mon noviciat d’élève. Les vieux matelots nous contaient les histoires les plus merveilleuses sur notre brave commandant. « Il avait été, dans sa jeunesse, disaient-ils, amiral de l’Imam de Mascate, compagnon de Surcouf à bord du corsaire la Confiance, puis maître coq abord d’un navire de commerce américain. » Nous le contemplions avec un respectueux étonnement. Tous ses traits, toute son attitude, respiraient la noblesse. Cet officier de l’empire descendait en droite ligne de la marine de Louis XVI. Rien n’avait pu altérer sa vieille foi de chrétien et de chevalier. Sous ses ordres, la Didon valait un vaisseau de ligne. On en pourra bientôt dire autant de la frégate la Pallas qu’amène de Toulon le contre-amiral Hugon. La Pallas est commandée par M. de Forsans, — un autre Châteauville.


VI

Le 7 juillet, à midi, l’escadre de Toulon paraît dans l’ouest, rangée sur deux colonnes. L’amiral Roussin saisit sa longue-vue. — Huit bâtimens ! Ils y sont bien tous. Voici, outre le Trident, le Marengo, l’Alger, la Ville-de-Marseille, l’Algésiras ; une frégate de 60 canons, la Pallas ; une corvette à gaillards, la Perle, et un brick, le Dragon. « Beau temps, toujours fumeux, écrit l’amiral. — Fraîche brise de nord-est. Les terres chargées de nuages blancs. — Assez belle mer. — J’appelle à poupe le Trident et le Marengo. — Je signale à l’escadre de s’élever au vent, à petits bords. — Je suis salué. — Je rends le salut de sept coups de canon. — Le contre-amiral Hugon vient à bord. Je conviens avec lui que nous irons mouiller à 1 mille de la pointe de Cascaës, pour conférer ensemble