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prêter, et, la singularité, c’est que ces conditions étaient presque mot pour mot, sans qu’aucun des deux interlocuteurs pût s’en douter, celles-là mêmes que Vaulgrenant avait tenues dans sa main quarante-huit heures auparavant[1].

D’Arget, à qui Valori, sans doute, avait fait la leçon, crut le moment venu de demander au roi si, maître de la situation comme il l’était, il ne serait pas digne de lui, au lieu d’en garder seul le bénéfice, de l’étendre à ses alliés, en les faisant comprendre dans le traité qu’il allait conclure. Quel plus beau rôle que d’être le héros de l’Allemagne et le pacificateur de l’Europe ! — « J’en conviens, mon cher ami, dit le roi, mais le rôle est trop dangereux, un revers me mettrait à ma perte. À mon dernier départ de Berlin, si la fortune m’eût été contraire, je me voyais un monarque sans trône et mes sujets dans la plus cruelle oppression. Ici, c’est toujours échec au roi ; j’en appelle à vous-même ; enfin, je veux être tranquille. — Mais, reprit d’Arget, la reine de Hongrie ne renoncera jamais à la Silésie ; et, avec le temps, tôt ou tard… — Ah ! mon ami, dit le roi en l’interrompant, l’avenir est au-dessus de l’humanité ; j’ai acquis, que d’autres conservent. Je ne crains rien ni de la Saxe ni de l’Autriche pour les dix ou douze ans qui me restent à vivre : je n’attaquerai désormais pas un chat que pour me défendre, et je verrais le prince Charles à la porte de Paris sans m’en remuer. — Et nous à la porte de Vienne ? » reprit d’Arget sur le même ton d’indifférence. La vivacité hardie de la repartie ne troubla pas Frédéric. — « Oui, je vous le jure ; enfin, je veux jouir. Que sommes-nous, nous autres hommes, pour enfanter des projets qui coûtent tant de sang ! Vivons et faisons vivre ! » — Le reste de l’entretien, dit d’Arget, se passa en discours généraux sur la littérature et les spectacles[2].

Vingt-quatre heures après, la paix était signée avec l’Autriche, et Frédéric ne perdait pas un moment pour en envoyer la nouvelle à Louis XV, dans une lettre dont l’amertume trahissait bien plus d’irritation qu’il n’avait voulu en laisser voir à d’Arget. — « Monsieur mon frère, disait-il, je m’attendais à des secours réels de la part de Votre Majesté, après la lettre que je lui avais écrite en date du mois de novembre. Je n’entre point dans les raisons qu’Elle peut avoir d’abandonner ainsi ses alliés à leur propre fortune ; cela fait

  1. Frédéric délégua en particulier, comme les points que la France pouvait réclamer dans les Pays-Bas, Ypres, Furnos et Tournay, et, en Italie, Parme et Plaisance.
  2. D’Arget à d’Argenson, 25 décembre 1745. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.) — La lettre de d’Arget est insérée dans les Mémoires de Valori, t. I, p. 190, mais le texte est abrégé. J’ai cru devoir moi-même retrancher des longueurs inutiles.