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leur enlevait la forme brillante dont ils avaient été revêtus pour les réduire à n’être que des entités métaphysiques. Le dieu philosophique, nouveau Saturne, allait dévorer les dieux des poètes.

L’art eut sa part dans cette œuvre de destruction. Les parodies des dieux étaient reproduites sur des vases peints, qui, circulant partout, remplissaient le rôle de nos journaux de caricature, et popularisaient les scènes irrévérencieuses de l’Olympe que les poètes comiques avaient mises au théâtre. Nos collections en conservent un certain nombre ; un d’eux, à la Vaticane, montre Jupiter à la porte d’Amphitryon. Le dieu, caché sous un masque barbu, tient l’échelle qui lui fera atteindre, comme un vulgaire coureur d’aventures galantes, la fenêtre où Alcmène l’attend. Près de lui Mercure, déguisé en esclave ventru, va faciliter l’amoureuse escalade en l’éclairant de son falot. Un autre vase, au British-Museum, représente Bacchus qui a enivré Vulcain, afin de pouvoir le ramener, malgré lui, dans l’Olympe où il a éprouvé des ennuis. Ailleurs, c’est Neptune, Hercule et Mercure qui pêchent à la ligne pour fournir aux bombances des dieux.

L’introduction des idées nouvelles est souvent accompagnée d’un ébranlement moral qui précède leur venue et dure jusqu’à leur triomphe. Les Erinnyes, personnification du remords qui poursuit incessamment le coupable, avaient joué un grand rôle chez les anciens Grecs ; avec elles disparut la sanction pénale que la religion avait établie pour cette vie et pour l’autre. Alors les vieilles lois étant méprisées et les nouvelles n’étant pas encore établies, les hommes se trouvent suspendus dans le vide, sans autre règle que leur conscience qui chancelle et que leurs passions qui les entraînent. Du même coup, la morale humaine s’affaiblit ; le sentiment du devoir diminue et les liens de la famille se relâchent. Ainsi en fut-il alors pour Athènes. « Nous avons, disait-on en face d’un tribunal, nous avons des courtisanes pour nos plaisirs, des concubines pour partager notre couche, des épouses pour nous donner des enfans légitimes et veiller au soin de la maison. » Est-ce Alcibiade qui parle ainsi ? Non, c’est peut-être le plus grand des orateurs d’Athènes.


II

Cette lutte entre la religion et la philosophie fût restée sans influence fâcheuse sur la cité si, dans le même temps, il ne s’était ouvert des écoles de doute universel et de morale facile, où l’art de parvenir remplaça le vieil et viril enseignement des vertus civiques.