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Avec une méthode à la fois féconde et dangereuse, selon celui qui l’emploie, et qu’elle emprunta aux Éléates, la dialectique, elle prétendait tout analyser ; et elle mit tout en pièces, sans rien reconstituer. Elle ne le pouvait pas, car elle fut et elle resta la négation, arme de guerre bonne pour détruire, qui ne sert pas toujours à édifier. Lorsque Protagoras, de qui nous avons cependant de belles paroles sur la justice et la vertu, disait que « l’homme est la mesure des choses, » Ἄνθρωπος πάντων χρημάτων μέτρον (Anthrôpos pantôn chrêmatôn metron), cela signifiait que toute pensée est vraie pour celui qui la pense, mais seulement à l’instant, où elle se produit dans son esprit ; de sorte que, sur le même sujet, à des momens différens, l’affirmation et la négation ont une valeur égale, d’où il résulte que nul n’a le droit d’établir une loi générale. Il admettait pourtant qu’il y avait des opinions, sinon plus vraies, au moins meilleures que d’autres, et que c’était l’office du sage de les substituer aux plus mauvaises. Thrasymaque de Chalcédoine allait plus loin : il estimait que le juste se détermine par l’utile ; que le droit est toujours au plus fort ; qu’enfin les lois n’ont, été établies par les peuples et par les rois que pour leur avantage particulier. Dans le Gorgias de Platon, Polos d’Agrigente soutenait la thèse que l’intérêt personnel est la mesure de tout bien ; et il vantait le bonheur des rois de Perse et de Macédoine, qui s’étaient élevés au trône par le meurtre et la trahison. Les proscripteurs des habitans de Mélos n’avaient donc pas en de grands efforts d’imagination à faire pour démontrer à ces pauvres gens qu’ils avaient tort de se plaindre qu’Athènes les obligeât à tendre la gorge.

Le peuple, il est vrai, ne philosophait pas. Mais il avait un autre maître, la guerre, qui lui enseignait la morale des bêtes fauves. Aux mesures abominables, plusieurs fois prises en ce temps-là, Thucydide donne pour cause la lutte acharnée que soutenaient Tune contre l’autre Sparte et Athènes, ou l’aristocratie et la démocratie. Entre elles deux, il n’y avait d’autre principe que la force, et un demi-siècle plus tard, Démosthène répétera en gémissant, la sinistre formule : « Aujourd’hui, la force est la mesure du droit. »

De quelque côté que Tinssent ces doctrines, on pense bien que, désastreuses pour l’état, elles l’étaient aussi pour le ciel et qu’elles mettaient Les dieux en très grand péril. Protagoras disait d’eux, dans un de ses ouvrages : « Quant aux dieux, je ne puis savoir s’il y en a ou s’il n’y en a pas, car beaucoup de choses s’y opposent : en particulier, l’obscurité de la question et la brièveté de la vie. » Gorgias soutenait d’abord que rien n’existe ; ensuite, que, si quelque chose existait, il serait impossible de le connaître et d’en ; communiquer à d’autres la connaissance. C’était arriver, par un chemin