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LA QUESTION HOMÉRIQUE.

contribution tout à la fois les deux principaux dialectes de la Grèce orientale avec leurs variétés secondaires et les formules, les épithètes, les termes de tout genre qui, pour avoir été déjà souvent usités dans ces narrations, étaient dès lors comme investis d’une sorte de dignité supérieure ; il prendra plaisir, les anciens l’ont déjà remarqué, à relever la simplicité de sa phrase par l’emploi de mots vieillis, qui réveilleront l’attention de l’auditeur et paraîtront bien à leur place dans ces tableaux d’un passé héroïque, plus grand et plus glorieux que le présent[1]. Par le jeu simultané de tous ces procédés, il continuera, mais avec plus de décision, le travail qu’avaient commencé ses devanciers ; il achèvera de créer une langue composite, une langue artificielle, si l’on veut, qui, grâce à ses mérites propres et au succès prodigieux de l’Iliade, restera désormais pour toujours la langue de l’épopée ; elle remplira cette fonction non-seulement entre les mains des poètes cycliques, les successeurs immédiats d’Homère, mais bien plus tard encore, jusqu’au temps d’Apollonios de Rhodes, le poète érudit, et même de Nonnos de Pannopolis, ce dernier né, ce fils posthume de la muse grecque.

La langue de l’Iliade, c’est donc une langue littéraire, dans le même sens et au même titre que celle des odes de Pindare, des chœurs de la tragédie attique et de la prose d’Hérodote ; formée d’élémens empruntés à des sources très différentes, elle a pourtant, des premières aux dernières lignes du poème, une unité de ton qui ne peut être obtenue que par un dessin suivi, par un choix réfléchi. Si l’on n’en a pas reconnu plus tôt le véritable caractère, c’est que, par l’effet des habitudes prises, on a grand’peine à se représenter l’intelligence s’acquittant de cette tâche sans le secours des lettres ; mais il n’est pas plus difficile d’accomplir, par un simple travail de tête, cette œuvre de sélection et d’habile combinaison qu’il ne l’est de composer et de retenir, à l’aide de la seule mémoire, des chants d’une certaine étendue ; or il n’est plus aujourd’hui personne qui s’imagine que les aèdes aient jamais écrit par avance les récits qu’ils faisaient entendre dans la salle du banquet, quand ils avaient détaché la lyre de la colonne où elle était pendue et qu’ils s’étaient assis, comme le dit l’auteur de l’Odyssée, sur le siège aux clous d’argent.

Le poète dont l’intervention opportune a doté l’épopée de la langue qu’elle ne désapprendra plus n’en a-t-il pas fuit autant pour le mètre dont elle se servira désormais jusqu’au jour où elle mourra de vieillesse ? Ce qui est certain, c’est que l’aède qui a inventé l’hexamètre et qui l’a mis en vogue était un homme d’un goût particulièrement

  1. Croiset, Histoire de la littérature grecque, t. I, p. 263-264.