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aucune influence sur sa conduite… La position où le prince Potemkin se trouve à l’égard de l’empire russe surpasse tout ce que l’imagination peut se figurer de plus absolu. Rien n’est impossible à sa puissance : il commande aujourd’hui depuis le mont Caucase jusqu’au Danube, et il partage encore avec l’impératrice le reste du gouvernement de l’empire. Ses richesses sont immenses… Il prend à sa volonté dans toutes les caisses… Plusieurs tables nombreuses et magnifiquement servies, une foule de valets de tous étages, des comédiens, des danseurs, un orchestre, tout ce qui peut servir aux plaisirs d’une capitale accompagne le prince Potemkin au milieu des camps et du tumulte des armes… La crainte de n’être pas cru peut seule empêcher de rapporter les choses inconcevables en tout genre qu’opère un simple signe de sa volonté.


C’était à se demander si nos deux Français n’étaient pas tombés dans le camp turc en croyant arriver à l’armée russe. Le prince Potemkin les reçut « d’une manière très distinguée, » les admit pendant trois jours à sa table. Bientôt l’expédition rêvée par eux devint « de plus en plus vraisemblable. » Le troisième jour au soir, le prince les expédia sur Ismaïl. Lui-même se dispensa de s’y rendre : « des raisons politiques et, peut-être plus que tout, l’envie de ne pas quitter la princesse Dolgorouki dont il était fort épris, l’en empêchèrent. »

Au camp sous Ismaïl, on se canonnait déjà. Richelieu put admirer la bravoure du soldat russe, qu’il proclame a le meilleur soldat de l’Europe, » mais il fut étonné de l’insuffisance dans le commandement, de l’encombrement, du désordre barbare, qui présidaient à toutes les opérations. Dans les attaques, les troupes étaient si mal dirigées qu’elles croisaient leurs feux et qu’il tombait plus de Russes par les balles de leurs camarades que par celles des Turcs. Jamais le gentilhomme français n’aurait pu imaginer que la vie humaine pût avoir si peu de prix. Les soldats ne se ménageaient pas plus que leurs officiers ne les ménageaient. On gaspillait leur sang comme s’il n’eût été d’aucune valeur. Après le combat, l’ignorance des chirurgiens russes était telle et le service de. santé si mal organisé que tout blessé était un homme mort. N’était-on pas assuré de combler les vides avec le recrutement ? et qu’était un soldat, après tout, sinon un serf arraché à la glèbe et revêtu de l’uniforme ? « On frémit en pensant à l’horrible consommation d’hommes qui se fait inutilement dans cette armée. »

Beaucoup de temps et beaucoup de vies furent dépensés dans une série d’attaques mal conçues et mal exécutées, à la fois aventureuses et timides ; les chefs se disposaient à lever le siège, et l’on