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et les échéances ne devaient courir qu’à dater du rétablissement des communications. Richelieu put démontrer que l’éclosion de la peste n’était point due à quelque négligence dans le service de prévoyance : à la Quarantaine, en effet, tous les étrangers mis en observation restaient en bonne santé. Quoiqu’il n’eût rien à se reprocher, il était désespéré : « Ah ! disait-il en se laissant tomber sur une pierre, je ne puis y tenir ; mon cœur se fend de devoir employer toute mon autorité à rendre désertes ces rues quand j’ai travaillé pendant dix ans à les peupler et à les animer. » L’épidémie dura six mois, d’août 1812 à février 1813 ; elle emporta dans Odessa deux mille six cent cinquante-six personnes.

Une suite de la peste presque aussi fâcheuse que la peste, c’est le zèle qui s’empara tout à coup de certains hauts fonctionnaires dans les provinces qui confinaient à celles du duc. Ils avaient laissé Richelieu lutter seul contre le fléau et respirer une atmosphère empoisonnée. Quand tout fut fini, ils s’empressèrent à l’envi, prescrivirent des fumigations, établirent des quarantaines rigoureuses, multiplièrent les cordons sanitaires, enlevèrent les laboureurs à leurs semailles pour les employer à ces corvées, firent tout ce qu’il fallait pour entraver les communications et briser l’essor du commerce renaissant. Vainement le duc protestait contre ces mouches du coche et ces ouvriers de la douzième heure : « A Odessa, écrivit-il en mai, à Odessa, où la communication est libre, où les églises et les théâtres sont remplis de monde, où, à Pâques, j’ai embrassé plus de deux cents personnes de tout état, il n’y a pas de trace de la maladie. » — « Un monsieur, que le prince a envoyé sur le Boug pour y commander le cordon, a requis douze cents hommes de plus, dont huit cents à cheval, et cela quand il n’y avait plus de peste depuis cinq mois ! Je crois, Dieu me pardonne, qu’ils seraient charmés qu’elle revint… Il faut espérer que le bon Dieu nous débarrassera bientôt de tout cela, comme il l’a fait de la peste. »

C’est au milieu des circonstances les plus défavorables, la guerre de Turquie, les deux guerres contre la France, l’ébranlement général de l’Europe, une meurtrière épidémie, que Richelieu avait pu accomplir son œuvre. Quand il partira, il laissera une grande cité de commerce, des villes florissantes, de vastes cultures qui, dans les mauvais jours, devaient être le grenier à blé de l’Europe, des tribus barbares conquises à la civilisation, partout la richesse et l’activité où il n’avait trouvé que de mornes solitudes.

Dans cette page si glorieuse pour le génie civilisateur de la France, il est équitable d’inscrire, à côté du nom de Richelieu, ceux d’autres Français qui ont contribué au succès de ses efforts : Langeron, qui fut son principal lieutenant et devint son successeur ; le marquis de Traversay, qui éleva les fortifications de Kherson et de