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l’ami en même temps que le serviteur d’Alexandre, qui avait les droits les mieux fondés à sa bienveillance, qui avait, l’année précédente, proposé le mariage russe et préconisé l’alliance russe, n’était-il pas tout indiqué ? Non-seulement on devait préférer à tout autre le duc de Richelieu, mais il était le seul que l’on pût choisir. En une situation si critique, pour mettre résolument Alexandre dans les intérêts de la France, pour pouvoir opposer son désintéressement à l’âpreté des convoitises anglaises, autrichiennes, prussiennes, c’était presque un ministre russe qu’il fallait placer à la tête du ministère français. On voit par sa correspondance avec quelle énergie Richelieu se défendit d’assumer un tel fardeau dans de telles circonstances. Vainement il allégua qu’il était a depuis longtemps étranger aux hommes et aux choses de ce pays. » C’étaient précisément les relations qu’il s’était créées à l’époque où il restait étranger à la France qui le recommandaient et l’imposaient presque au choix du roi ; c’était cela seul qui diminuait pour lui les « difficultés énormes » de sa nouvelle tâche. Alexandre ne put même donner un gage plus certain de ses bonnes intentions qu’en pesant sur le duc pour forcer son consentement. Suivant l’expression de Richelieu, ce furent les ordres mêmes du tsar qui triomphèrent de sa résistance. Comme il l’écrivait au comte Gourief : « Mes souverains naturel et adoptif l’ont voulu, et je n’ai plus dû qu’obéir. »

On vit alors ce spectacle extraordinaire d’un ministre des affaires étrangères et d’un président du conseil de France, qui, de Paris, continuait presque à administrer la Nouvelle-Russie, prodiguait les conseils à son successeur Langeron, faisait décréter Odessa port franc, complétait l’organisation du lycée Richelieu ; et un empereur de Russie initié aux secrets de notre politique extérieure et intérieure, chargé de défendre pied à pied nos provinces frontières, appelé à intervenir dans les difficultés que la famille même du roi créait au gouvernement de celui-ci, constamment sur la brèche pour sauver une place forte, écarter les revendications de créanciers avides, morigéner le comte d’Artois, relever le courage de Louis XVIII et de son premier ministre, donner même des conseils sur la conduite à tenir à l’égard de notre ancienne colonie de Saint-Domingue.

La tâche de Richelieu restait encore bien difficile. Il était « convaincu qu’il ne tiendrait pas six semaines. » Il ne se méprenait pas en disant qu’il connaissait mal le pays et la société qu’il avait à régir ; il était surtout frappé des mauvais côtés de la situation et n’apercevait pas encore les merveilleuses ressources que, si abattue qu’elle soit, possède toujours la France. « Tous les principes du jacobinisme, comprimés pendant dix ans, ont reparu, et il semble bien difficile de faire rentrer ce torrent dans ses limites. Dieu sait ce qu’il adviendra de ce malheureux pays. Il semble qu’il doive