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reconnaissait la sagesse antique, la justice n’embrasse que des devoirs négatifs, absolument et universellement obligatoires. Elle n’est que le respect d’autrui et de tout ce qui appartient à autrui. Dans les sociétés plus restreintes, dans la famille, dans l’état, elle comprend des-devoirs positifs, dont l’objet et le caractère sont déterminés par les relations mêmes qui constituent ces sociétés. Le père quand il punit un enfant coupable, le magistrat quand il condamne un malfaiteur, font acte de justice ; mais le fait de venir en aide, par la révélation d’un acte plus ou moins répréhensible, soit à la justice légale, soit à cette justice toute morale qui a son siège dans les consciences, ne peut être qu’un devoir d’assistance. Il n’a pas le caractère strictement obligatoire d’un devoir de justice. Les circonstances seules en font un devoir, et ce n’est encore qu’un devoir large, dont il est permis de discuter dans chaque cas, non-seulement le mode particulier d’accomplissement, mais l’opportunité. Ce sera souvent un acte libre, qui pourra être plus ou moins méritoire ou simplement exempt de reproche, mais auquel il sera permis de se soustraire, sans avoir à rougir d’aucune faute. Ce pourra être aussi, dans certaines circonstances, un acte contraire au devoir et même, dans le sens propre du mot, un acte d’injustice.

Ici, en effet, le devoir de justice retrouve sa place, non pour commander la dénonciation, mais pour la condamner. Je suis non-seulement de bonne foi, mais sûr de mon fait, quand je révèle un secret d’où dépend l’honneur d’une famille. Je ne commets pas moins une véritable injustice, si je n’ai pas pesé toutes les conséquences de cette révélation, et si ces conséquences peuvent être telles qu’elles dépassent de beaucoup le juste châtiment de la faute que je fais connaître.

Même dans la dénonciation en forme, adressée à l’autorité judiciaire, sur des faits légalement qualifiés de délits ou de crimes, une conscience scrupuleuse ne saurait faire abstraction des conséquences. Et cependant le service rendu à la société est nettement défini, et je ne livre à la justice qu’un-coupable, dont la responsabilité est également circonscrite dans des bornes précises. Je n’en dois pas moins me demander si, en appelant sur lui des poursuites et une condamnation, dont les plus extrêmes rigueurs sont strictement mesurées par le code pénal et qui ne sauraient l’atteindre au-delà du terme de la prescription légale, le mal que je ferai à lui-même et à sa famille n’est pas hors de proportion avec le bien que la société pourra retirer de son châtiment. Je dois, en un mot, tenir compte, non-seulement de sa culpabilité, mais de ce que je puis savoir de sa vie tout entière, avant et après sa faute ; car celle-ci a pu être atténuée par les entraînemens de son passé et en partie effacée par ses efforts ultérieurs pour la racheter.