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se bornât à soumettre au jury le tort fait à son honneur, sans distinguer entre le tort moral et le tort matériel. Les jurés ne prendraient pour base, dans l’évaluation de l’un et de l’autre, que leur propre appréciation, telle qu’elle résulterait des débats. Or, quelle que soit la différence de nature entre le tort moral et le tort matériel, l’évaluation du second repose tout entière sur celle du premier, et il ne faut pas craindre d’étendre à l’un le degré de gravité que l’on reconnaît à l’autre. Tout autre mode d’appréciation est arbitraire ; car il est impossible de calculer en eux-mêmes les effets matériels d’une imputation diffamatoire ou calomnieuse. Nous voudrions donc que le juge français, comme le juge anglais, se montrât très large dans la fixation des dommages-intérêts, en ne tenant compte que de la gravité de l’offense. Il ne doit craindre ni de manifester par là, sous une nouvelle forme, son sentiment sur le tort moral, ni d’exagérer la réparation du tort matériel.

Un chiffre élevé donnerait enfin satisfaction à un troisième intérêt, qui est en cause dans tout procès, même de l’ordre civil : l’intérêt social. La société se protège elle-même dans son ensemble, quand elle protège les droits privés. Elle souffre de toute violation d’un droit quelconque, et elle en souffre de toute façon, par le désordre qu’apporte chaque acte particulier d’injustice, par la contagion d’actes semblables se suscitant en quelque sorte les uns les autres, par la tentation enfin qu’éprouvent les victimes de ces actes à en tirer directement vengeance, si la réparation légale est trop lente ou paraît trop insuffisante. Ce dernier danger est surtout à craindre dans les offenses à l’honneur, et il ne peut être évité que par une réparation exemplaire. Des dommages-intérêts élevés sont la forme la plus sûre d’une telle réparation. Ace titre encore, ils se recommandent à la sollicitude des juges de l’honneur.

Les jurys d’honneur ne seraient pas seulement compétens en matière de diffamation, ils devraient être appelés à prononcer dans tous les autres cas où l’honneur d’une personne souffre du fait d’autrui, et leur sentence, si elle est favorable, devrait avoir partout le double caractère d’une réparation morale et d’une réparation matérielle. Nous avons indiqué ces cas : les injures par des paroles, des écrits ou des gestes, les insinuations malveillantes, les actes qui ont pour effet d’entacher l’honneur de leurs victimes elles-mêmes. Il ne suffit pas que ces derniers soient réprimés par la justice pénale ; ils appellent une réparation particulière pour le tort qu’ils font à l’honneur d’autrui, et cette réparation serait justement obtenue, sous la forme d’un jugement spécial, par un de ces tribunaux spéciaux auxquels devraient ressortir toutes les questions d’honneur.


EMILE BEAUSSIRE.