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le fond de sa pensée[1]. Les choses n’étaient pas aussi avancées à Berlin qu’il se l’était imaginé et le faisait espérer à lord Clarendon. Il n’avait pas le tact et le calme du ministre du roi à Paris. Le comte de Hatzfeld trouvait qu’il était plus sage et plus loyal de ne pas monter la tête au gouvernement de l’empereur, si enclin aux illusions, au sujet des bonnes dispositions de la cour de Potsdam. Il connaissait l’esprit variable du roi, il ne se souciait pas d’être désavoué. Le comte de Goltz, plus tard, n’eut pas les mêmes scrupules. Il mit sa gloire et son honneur à leurrer l’empereur et l’impératrice, qu’il affectait d’admirer passionnément.

L’envoyé extraordinaire que le roi envoyait à Londres, le comte de Grœben, était un officier de cavalerie qui ne savait pas le premier mot de la politique qu’il avait mission d’expliquer au gouvernement britannique. « Il n’est ni sorcier ni diplomate, écrivait le prince Albert au baron de Stockmar ; il n’a pas lu un seul document officieux sur la question d’Orient, il n’a en que six heures pour faire ses malles, après avoir été informé de sa mission. Voilà l’homme chargé de convaincre l’Angleterre que les intentions de l’empereur Nicolas sont pures, que nous ne devons pas faire la guerre à ce pauvre souverain ; vous pouvez vous imaginer quelles ont été les réponses. »

Le roi, du reste, s’expliquait lui-même, dans les deux lettres, l’une officielle, l’autre personnelle, qu’il adressait à la reine[2] : « Bunsen est devenu fou, disait-il ; sa haine contre la Russie lui fait perdre la tête : il refuse d’obéir à mes ordres, il veut à tout prix me procurer un bon pourboire si je fais la guerre. C’est de la démence. Le temps des diplomates est passé, c’est aux rois maintenant de faire leurs affaires. J’aime John Bull, j’adore la reine, mais je leur préfère la loi de Dieu, écrite dans ma conscience. Je suis décidé, ajoutait-il, à garder une attitude de complète neutralité, et j’ajouterai avec orgueil que mon peuple partage mon avis. — « Que nous importe le Turc, dit-il ; qu’il reste debout ou qu’il tombe, en

  1. Lettre du prince Albert au baron de Stockmar, 11 mars 1854. — « M. de Bunsen est tombé en grand discrédit ici. Après avoir dépeint d’une façon très vive l’empressement de la Prusse à se joindre aux puissances occidentales et nous avoir incités à forcer le ministère prussien à faire de nouvelles déclarations, prétendant que son gouvernement avait besoin de ce stimulant, il est devenu, depuis le changement de front de son maître, très raide avec lord Clarendon ; il dit que la Prusse n’entend être ni menée ni dominée, etc. Aussi l’irritation contre la Prusse est-elle très vive et nullement imméritée. Après nous avoir exprimé ses appréhensions contre la France, elle affecte maintenant la crainte de la Russie, comme si en un instant elle allait être avalée. Cette attitude paralyse l’Autriche et jette le désaccord dans le concert européen.
  2. Le prince Albert et la reine Victoria. (Extraits de sir Théodore Martin, traduits de l’anglais par Augustus Craven.)