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quoi cela nous regarde-t-il ? Ce sont les Turcs qui souffrent et non pas nous. L’empereur Nicolas, par contre, est un digne gentleman qui ne nous a fait aucun tort. » — « Votre Majesté reconnaîtra que le gros bon sens de l’Allemand du Nord est difficile à réfuter. — Quand même le comte Grœben arriverait trop tard, quand même la guerre serait déclarée, je ne renoncerais pas à mon espoir. Plus d’une guerre a été déclarée sans qu’on arrivât pour cela aux coups de canon. Que la volonté de Dieu soit faite ! »

La reine Victoria avait du devoir des souverains une haute idée ; elle fit aux lettres de Frédéric-Guillaume, dans le plus pur allemand, une réponse sévère et mordante. Elle ne s’expliquait pas ce qui avait pu le déterminer, dans un moment critique, décisif, à lui fausser brusquement compagnie. « L’envoyé de Votre Majesté, disait-elle, a pris part à la conférence et à toutes ses décisions, et quand Votre Majesté me dit que les attributions des souverains commencent lorsque celles de la diplomatie cessent, je me refuse d’admettre cette distinction, car ce que fait mon ambassadeur, il le fait en mon nom, et je me trouve non-seulement liée par l’honneur, mais contrainte par une impérieuse obligation d’en accepter les conséquences, quelles qu’elles soient, et de ne pas déserter la ligne de conduite que, d’après mes ordres, il aura suivie… Votre Majesté me demande de sonder la question à fond, pour l’amour de la paix, et de construire un pont d’or à l’honneur impérial… Tous les expédiens, toute l’ingéniosité de la diplomatie et toute notre bonne volonté ont été épuisés, depuis neuf mois, en de vains efforts pour édifier ce pont : projets de notes, conventions, protocoles, etc., sont sortis par centaines des chancelleries, et l’encre qui a servi pour les rédiger suffirait pour former une seconde Mer-Noire. Mais tous ces projets ont échoué devant l’opiniâtreté de votre impérial beau-frère.

« Quand Votre Majesté me dit qu’elle est aujourd’hui décidée à garder une altitude de complète neutralité, et que, dans cet esprit, elle en appelle à son peuple, qui répond avec un profond sens pratique : « C’est aux Turcs qu’on fait violence, et l’empereur ne nous a pas fait tort, » je ne vous comprends pas. Un tel langage dans la bouche du roi de Hanovre ou du roi de Saxe, passe encore ; mais, jusqu’à présent, je m’étais plu à regarder la Prusse comme une des cinq grandes puissances qui, depuis la paix de 1815, ont été les garantes des traités, les gardiennes de la civilisation, les soutiens du droit et les arbitres futurs des nations. Pour ma part, c’est ainsi que j’ai compris le devoir sacré qui leur incombait, tout en comprenant parfaitement les obligations sérieuses et pleines de danger qui accompagnent ces devoirs. En renonçant à ces obligations, vous enlevez à la Prusse le rang qu’elle a tenu jusqu’ici, et