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et mena la cabale en faveur de Rodrigo. Borgia était Espagnol, et l’Espagne, victorieuse de ses derniers Maures et unie à Naples, passait alors au premier rang des nations chrétiennes. Orsini seconda les efforts d’Ascanio. Pendant trois jours, le conclave ressembla à un comptoir de banquiers. Borgia donna à Sforza, en argent, la charge de plusieurs mulets, son palais et son mobilier, tous ses bénéfices et la vice-chancellerie de la cour romaine. A Orsini, il promit des fiefs ; à Colonna et à sa famille, l’abbaye de Subiaco et tous ses châteaux à perpétuité ; à Michiel, l’évêché de Porto ; à Sclafetano, Nepi ; à Savelli, Cività-Castellana. Le patriarche de Venise, Gherardo, dont la tête branlante, selon Infessura, disait toujours oui, se contenta de 5,000 ducats. L’œuvre du Saint-Esprit devenait très facile. Dans la nuit du 10 au 11 août, le nom de Borgia sortit du calice électoral. Au petit jour, la croix parut à une fenêtre du conclave, et l’on cria à la ville endormie l’élection d’Alexandre VI. Puis la cloche du Capitole sonna en volées solennelles la première heure du pontificat nouveau ; le peuple accourut au vieux Saint-Pierre, dont la façade, revêtue de mosaïques, étincelait joyeusement dans un rayon d’aurore. Le cardinal Sanseverino, qui était d’une force peu commune, souleva entre ses bras le pape Alexandre et le mit sur le trône, derrière le maître-autel de la basilique. Il bénit alors la foule frémissante, la ville et le monde. L’église romaine était à ses pieds, le sacré-collège adorait en lui le vicaire de Jésus-Christ, et le jeune cardinal de Médicis murmurait à l’oreille du cardinal Cibò : « Nous voilà dans la gueule du loup : il nous dévorera tous, si nous ne trouvons le moyen de lui échapper. »


III.

Ce règne s’annonçait, en effet, d’une façon menaçante pour l’Italie et l’église. La rencontre de conditions très graves, d’accidens imprévus, rendait alors plus incertain l’équilibre des tyrannies italiennes, et la personne même du nouveau pape, son origine et ses ambitions de famille, étaient, pour les observateurs clairvoyans, du plus mauvais augure. La mort prématurée de Laurent le Magnifique, en avril 1492, avait fait disparaître l’hégémonie morale des Médicis sur la péninsule. Sous Sixte IV et Innocent VIII, Laurent avait su maintenir, par son union avec les Aragons, la paix de l’Italie, et, quand le saint-siège troublait cette paix, Florence employait heureusement sa diplomatie à la rétablir contre lui. Pierre de Médicis, médiocre et violent, incapable de conserver au dehors l’ascendant politique de sa maison, ne pouvait, au dedans, maîtriser la démagogie qu’en substituant au gouvernement libéral, fondé sur l’opinion, de Cosme et de Laurent, un régime despotique analogue à