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Il choisissait en même temps César comme légat apostolique au couronnement prochain de Frédéric d’Aragon. Mais César avait alors de bien autres visées. La condition de cadet lui semblait aussi insupportable que celle d’homme d’église. Pour tenter de grandes choses, refondre en un moule nouveau la tyrannie italienne du XVe siècle, et recueillir au nord et au midi de la péninsule des héritages si beaux, il devait être d’abord l’héritier présomptif de sa maison. Il ne pouvait attendre, car Juan était jeune, et Alexandre vieillissait. Une seule voie était rapide et sûre pour atteindre ce but excellent. Il la prit, si horrible qu’elle fût, sans hésiter.

Le mercredi 14 juin 1497, Juan et César, « fils bien-aimés du pape, » écrit Burchard, avaient soupé chez leur mère Vanozza, dans une vigne de celle-ci, près de Saint-Pierre-aux-Liens, sur les hauteurs de l’Esquilin. Vers le milieu de la nuit, le cardinal pressa son frère de se retirer au palais apostolique, où Juan habitait ; ils reprirent leurs chevaux ou leurs mules, et descendirent la colline, suivis d’un très petit nombre de valets ; ils allèrent ainsi côte à côte jusqu’à la région où se trouvait la vice-chancellerie, l’ancien palais de leur père, non loin de Campo-di-Fiore ; là, ils s’arrêtèrent ; le duc voulait, avant de rentrer au Vatican, « aller se divertir quelque part ; » il prit donc congé du cardinal, et rebroussa chemin, ne retenant près de soi qu’un seul de ses serviteurs, et, en outre, un homme « qui était venu au souper la figure masquée, » et qui, depuis plus d’un mois, chaque jour le visitait secrètement et masqué, au palais. Le duc, ayant en croupe ce mystérieux personnage, chevaucha jusqu’à la place des Juifs ; là, il se sépara de son unique valet, en lui enjoignant de l’attendre, à cet endroit même, jusqu’au jour, puis de s’en aller, si son maître ne reparaissait point vers quatre heures du matin. Juan et l’homme masqué s’enfoncèrent dans les ruelles tortueuses et noires qui tournent autour du Ghetto. Le duc ne reparut plus au Vatican ; son serviteur fut retrouvé, au petit jour, sur la place des Juifs, mortellement blessé ; des bourgeois charitables le recueillirent, mais il ne put rien révéler sur son maître. Le 15 juin, avant midi, les gens du duc, inquiets de cette absence prolongée, firent avertir le pape. Alexandre prit peur ; il espérait cependant encore que Juan rentrerait le soir au palais ; il avait, pensait-il, rendu nuitamment visite à quelque courtisane, et craignait de sortir en plein jour d’une maison suspecte. Le soir vint, et le pape, épouvanté, ordonna à ses sbires de commencer une enquête. On explora tout d’abord les rives du Tibre ; et un certain Giorgio Sclavo, qui, couché dans une barque ancrée au milieu du fleuve, veillait chaque nuit sur un dépôt de bois établi à Ripetta, témoigna des faits suivans. Dans la nuit du mercredi au jeudi, vers deux heures, il avait vu deux hommes à pied sortir de