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antichambre. Plus d’une fois il se demanda s’il ne brusquerait pas le dénoûment et ne retournerait pas à Berlin. Il fallut l’intervention de l’empereur et du comte Walewski pour vaincre le mauvais vouloir obstiné des ministres anglais, entretenu sourdement, disait on, par les plénipotentiaires autrichiens. M. de Manteuffel fut récompensé de sa patience, les préventions tombèrent devant sa simplicité ; il fit la conquête de ses collègues, et surtout celle du comte de Cavour, qui l’étonna par la hardiesse de ses conceptions. L’empereur le combla de prévenances, et les dames de la cour, en l’absence de l’impératrice, se mirent en frais pour lui, bien qu’il fût modeste et réservé dans ses allures.

Au milieu des fêtes du congrès expirait, après une mortelle agonie, dans une modeste demeure, aveugle, abandonné, le poète qui, aux chants d’amour, mêlait les sarcasmes amers et les sombres visions, qui se riait de tout, de ses souffrances et de son trépas, L’Allemagne ne le pleura pas, elle n’emporta pas ses dépouilles, et, bien que radieux, il siège dans l’Olympe, entre Goethe et Schiller, elle ne réclamera jamais ses cendres[1]. Henri Heine a persiflé ses travers, révélé ses rancunes, ses convoitises ; il a prédit à la France, qu’il aimait et qui ne l’a pas écouté, qu’un jour, victime de séculaires ressentimens, elle expierait le sang de Conradin de Hohenstauffen. Il était né en Allemagne, mais il n’était pas ne Allemand. « Je suis un rossignol, disait-il, niché dans la perruque de Voltaire. »

Le ministre prussien, à son retour de Paris, s’arrêta à Francfort pour communiquer ses impressions à M. de Bismarck et concerter avec lui le programme d’une nouvelle politique. Il ne suivit pas l’exemple du comte de Buol : il prodigua les cartes de visites, il en envoya même aux simples chargés d’affaires. Sa première politesse fut pour le ministre de France ; il rendit hommage à la courtoisie de l’empereur : « c’est grâce à lui, disait-il, que le congrès ne me laisse plus que d’agréables souvenirs. » Le soir, au théâtre, il fit intentionnellement, avec son envoyé, une longue halte dans la loge de M. de Montessuy ; il tenait à montrer que la Prusse avait abjuré toute prévention contre la France. En revanche, il ne rechercha pas le comte de Rechberg, le président de la Diète. Ils échangèrent des cartes, sans avoir la malchance de se rencontrer. Ils n’auraient eu que des choses déplaisantes à se dire : ils préférèrent jouer à cache-cache.

« Il faut faire peau neuve, » disait M. de Bismarck, et il prêchait d’exemple en jetant aux orties le froc de la sainte-alliance. Les choses ayant mieux tourné qu’il ne l’espérait au mois de février, par l’admission inattendue de la Prusse au congrès, il se félicitait d’avoir prêché l’abstention à l’Allemagne et su paralyser l’Autriche.

  1. Il est enterré au cimetière Montparnasse.