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Tallenay. Il y mettait un empressement significatif. On remarqua que le ministre de France était fêté à la légation de Prusse avant de l’être au palais de la Diète. Les démonstrations des diplomates ne sont pas toujours sincères, mais, pour les écrits perspicaces, elles trahissent toujours les tendances des gouvernemens qu’ils représentent.

Les avances que nous faisait M. de Bismarck au sortir de cette crise, qui lui laissait plus d’un enseignement, n’avaient rien d’étonnant; il subissait l’attraction du succès. Ses préventions contre l’empereur, si vives jusqu’à la veille de la prise de Sébastopol, à en juger par ses épanchemens officiels, étaient tombées. S’il n’allait pas jusqu’à l’appeler, comme le vieux prince de Metternich, « la raison cristallisée, » il reconnaissait cependant que c’était quelqu’un avec qui il faudrait sérieusement compter, et dépenser, pour le gagner, suivant les instructions de Frédéric II à ses agens, « beaucoup de paroles veloutées. »


VII. — LES PRÉVISIONS DE M. DE BISMARCK APRÈS LA CONCLUSION DE LA PAIX.

« Les idées se succèdent et souvent se détruisent, » a dit Voltaire ; M. de Bismarck rompait résolument au lendemain du congrès de Paris avec les idées qu’il avait apportées à Francfort. En face de la rapide transformation que la guerre de Crimée venait d’opérer en Europe, il développait dans un long mémoire adressé au roi, avec une merveilleuse sagacité, sous la date du 26 avril 1856, tout un plan nouveau de conduite. Il reconnaissait que l’axe de la politique s’était déplacé et qu’une évolution radicale s’imposait à la diplomatie prussienne.

« En attendant les événemens futurs, disait-il en s’appuyant sur les impressions rapportées de Paris par M. de Manteuffel, tous, grands et petits, recherchent l’amitié de la France, et l’empereur Napoléon, quelque neuves et quelque étroites que soient les bases de sa dynastie, a le choix des alliances. » Il prévoyait, avant tout, un rapprochement intime entre la France et la Russie. « Les efforts persistans d’Orlof n’ont pas encore fait tomber la poire de l’arbre ; mais quand elle sera mûre, elle tombera d’elle-même, et les Russes seront là en temps utile pour la recevoir dans leur casquette. » Cependant, l’alliance éventuelle des deux empereurs ne le troublait pas outre mesure; il comptait s’arranger de façon à s’y trouver en tiers, « il voulait y sauter à pieds joints. » Sa quiétude eût été complète s’il avait pu pressentir le rôle que nous jouerions dans

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  1. Correspondance diplomatique de M. de Bismarck, traduite et précédée d’une introduction par M. Funck-Brentano.