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les portes sacrées de l’empire. Plus d’un fidèle sectateur du Prophète souhaiterait dans le fond de son cœur qu’un tremblement de terre engloutît les ingénieurs, la voie, les stations et le reste. Mais enfin qu’y faire? Le travail est là; tout est achevé et parachevé : il faudra bien s’exécuter. Fort heureusement, les ulémas ne sont pas seuls en Turquie; il y a aussi des hommes éclairés. Le sultan vient de conclure avec le gouvernement serbe, pour régler les conditions du raccordement, une convention qui, sous d’humbles dehors, me paraît d’une portée incalculable. N’y cherchez pas les pompeux développemens des pièces de chancellerie; vous n’y trouverez que la langue des affaires et l’énumération technique des services mutuels que deux états sont appelés à se rendre, quand ils sont reliés entre eux par une voie ferrée. Mais si l’on songe que, jusqu’ici, l’empire ottoman n’était guère abordable que par mer, comme la Chine, et que cette convention forme la première soudure territoriale du vieil Orient avec l’Europe; si l’on se rappelle les longues tergiversations de la Porte, les précautions qu’elle avait prises pour rendre ses propres chemins de fer aussi inutiles qu’ils avaient été coûteux, alors les termes les plus prosaïques prennent, dans la bouche des ministres du sultan, une valeur exceptionnelle. Comment! les voyageurs pourront passer la frontière sans être soumis à d’interminables tracasseries? Des wagons de marchandises arriveront tout plombés jusqu’à Salonique? On pourra partir de Paris ou de Vienne, et s’endormir dans son sleeping-car jusque sur les bords de la mer Egée? En vérité, c’est toute une révolution. La péninsule des Balkans n’aura rien vu de plus extraordinaire depuis le passage des croisés se rendant en terre sainte.

J’avoue que l’impatience m’a pris, et que, sans attendre l’ouverture de la ligne, j’ai voulu voir de mes yeux cette artère qui doit infuser au vieux monde un sang nouveau. Seulement, j’ai pris par le plus long : j’ai fait le voyage à rebours, en commençant par la Turquie. On me pardonnera cette faiblesse : il fallait bien faire ses adieux aux mœurs pittoresques qui s’en vont. Du reste, le chemin des écoliers a ceci de bon qu’il est conforme à la marche de l’histoire; celle-ci ne se presse jamais. Vainement vous cherchez à lui faire violence; elle va toujours d’une allure égale, du passé au présent, du vieux au jeune, de l’Orient à l’Occident, comme un fleuve qui descend lentement sa pente. Suivons avec elle le cours des âges. Nous aurons assez d’occasions plus tard de nous abandonner au vertige de l’express, de supprimer toutes les transitions, et de nous faire déposer, tout abasourdis, à sept ou huit cents lieues de cher nous, dans des pays auxquels nous ne comprendrons rien.