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a connu bien des hommes, il s’est trouvé mêlé à de grands événemens, et il a entrepris de raconter en trois gros volumes son histoire et celle de son temps[1]. Le premier, qui a seul paru jusqu’à présent, el qui nous conduit jusqu’à la fin de l’année 1850, était le plus facile à écrire, il n’y est question que d’événemens déjà lointains pour nous et d’acteurs qui ont quitté la scène de ce monde. Le duc a pu, sans se compromettre, peindre à son aise le prince de Metternich, le général Radowitz, le roi Louis Philippe, le roi Frédéric-Guillaume IV, tels qu’ils lui sont apparus. À mesure qu’il avancera dans son récit, il sera plus embarrassé. Pourra-t-il nous dire toute sa pensée sur l’empereur Guillaume, sur M. de Bismarck ? La Prusse est bien grande, le duché de Cobourg est bien petit, et certaines inimitiés sont fort dangereuses. Lui sera-t-il possible de marier les ombres aux lumières, de tempérer l’éloge. de faire ses réserves, sans offenser personne ? Après tout, ce sont ses affaires. Il est homme d’esprit, il saura sans doute se tirer de ce mauvais pas ou de ce puits.

Sa première intention était que ses Mémoires ne fussent publiés qu’après sa mon. Pourquoi s’est-il ravisé ? Quoique l’Allemand n’ait pas crée le vaudeville, il a sa malice. On prétend chez nos voisins que las et un peu jaloux de tant d’hommages prodigués à la mémoire de son oncle Léopold et de son frère Albert, le duc Ernest a voulu se faire sa place à leurs côtés. On leur élevait des statues, il travaille à la sienne. On parlait beaucoup d’eux ; après avoir parlé de lui, on en parle beaucoup moins. Il en appelle et il s’est charge de se rendre justice à lui-même.

Il a vu son oncle devenir roi des Belges et son frère cadet épouser la reine d’Angleterre. Il était resté duc de Saxe-Cobourg-Gotha, après avoir essayé d’être autre chose. Il a voulu prouver que s’il n’avait pas rempli toute sa destinée, ce n’était pas l’étoffe qui lui avait manqué, mais le bonheur, que la faute en est à l’ingrate fortune, et qu’au surplus il n’a pas laissé de jouer un rôle considérable dans l’histoire de l’Allemagne contemporaine. — « La politique, dit-il, est dans ses résultats le produit de forces combinées. De même que les plus grands généraux out le plus vif sentiment de ce qu’ils doivent aux milliers d’hommes qui ont combattu sous leurs ordres, les hommes d’état les plus clairvoyans savent mieux que personne que ce n’est pas une seule volonté qui se réalise dans les grands événemens. Mais pour qu’un prince puisse espérer de trouver une place dans les récits de la postérité, il faut qu’il lui laisse des documens écrits sur ce qu’il a fait et voulu faire. » Le duc a de bonnes raisons de croire que, si d’autres

  1. Aus memorem Leben und aus meiner Zeit, von Ernest II, Herzog von Sachsen-Cobourg-Gotha. Berlin, 1887, erster Baud.