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qu’à mesure qu’il avança dans la vie, sa gaîté naturelle le quitta, qu’il perdit par degrés la joie de vivre et d’agir, que son esprit brillant fut atteint de chlorose, de la maladie des pâles couleurs, que d’année en année il devenait plus hypocondre.

Si haute que fût sa situation, elle ne répondait pas entièrement à ses désirs; l’oiseau se trouvait à l’étroit dans sa cage, il n’y pouvait déployer ses ailes. Les méfiances ombrageuses que lui témoignaient les Anglais, la défense qui lui était faite de s’ingérer ouvertement dans les affaires de l’état, le chagrinaient. Faute de mieux et pour employer ses loisirs, ce parfait civilisé était devenu le protecteur, l’intelligent et judicieux patron des lettres, des arts et des sciences; mais cette noble occupation ne lui suffisait pas. Il se sentait né pour gouverner et s’affligeait d’être réduit à l’office de simple conseiller. C’est une des douleurs aiguës de la vie que d’être le mari d’une reine et de n’être pas roi.

Plus heureux était son oncle Léopold. Si son royaume était petit, grande était l’influence qu’il avait su conquérir dans plus d’une capitale. Il gouvernait la Belgique et il conseillait l’Europe. Il s’était mis partout en crédit; on commentait ses oracles et on répétait ses épigrammes; dans les cas graves, on appelait en consultation ce grand médecin politique. Et pourtant on assure que jusqu’à la fin il regretta d’avoir refusé le trône de Grèce. Il pensait à toutes les choses mémorables qu’il aurait pu faire dans la péninsule du Balkan. Peut-être aurait-il eu la gloire de résoudre la question d’Orient ! Quelqu’un de sa famille, si on n’y met bon ordre, se chargera volontiers de ce soin. Le prince Ferdinand a prouvé qu’il ne craint pas les hasards, les entreprises aventureuses. Si l’Europe le laisse faire, si quelque fâcheuse étoile ou quelque lune musse ne traverse pas ses plans et ses espérances, il nous montrera sans doute combien les Cobourg sont élastiques, en s’adaptant sans effort à son étrange situation comme aux mœurs de ses sujets, en devenant un parfait Bulgare. On peut croire aussi qu’il ne s’en tiendra pas là, qu’il s’occupera d’arrondir sa principauté, qu’au milieu de ses embarras il rêve déjà de se faire roi, et que sait-on? peut-être empereur. Les Cobourg savent que les grandes fortunes sont souvent préparées par des commencemens obscurs, ingrats et lents; mais leur modestie n’est qu’apparente, leur devise est: Per parva ad majora. Ambitieux des grands bonheurs, ils sont trop sages pour vouloir tout envahir, mais ils se croient capables de tout mériter.

Le duc Ernest II, lui aussi, fut dans sa jeunesse un de ces sages qui ont un coin de folie et que leur chimère tourmente. Sa sagesse éclata glorieusement dans les crises violentes que traversa l’Allemagne en 1848. Il avait vu venir la révolution; il aurait voulu qu’on la prévînt