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province ; c’étaient là pour eux des partisans, des alliés, et le gouvernement n’en avait guère ; il était tenu, pour les garder, de les laisser tripoter et mal verser à discrétion.

Figurez-vous un vaste domaine dont le régisseur est nommé, non par le propriétaire absent, mais par les fermiers, redevanciers, corvéables et débiteurs : je laisse à imaginer si les fermages rentreront, si les redevances seront fournies, si les corvées seront faites, si les dettes seront acquittées, comment le domaine sera soigné et entretenu, ce qu’il rapportera par an au propriétaire, comment les abus s’y multiplieront indéfiniment par omission et par commission, quelle sera l’immensité du désordre, de l’incurie, du gaspillage, de la fraude et de la licence. — De même en France, et pour la même raison[1] : tous les services publics désorganisés, anéantis ou pervertis ; ni justice, ni police ; des autorités qui s’abstiennent de poursuivre, des magistrats qui n’osent condamner, une gendarmerie qui ne reçoit pas d’ordres ou qui ne marche pas ; le maraudage rural érigé en habitude ; dans quarante-cinq départemens, des bandes nomades de brigands armés ; les diligences et les malles-postes arrêtées et pillées jusqu’aux alentours de Paris ; les grands chemins défoncés et impraticables ; la contrebande libre, les douanes improductives, le trésor vide[2], ses recettes interceptées et dépensées avant de lui parvenir, des taxes que l’on décrète et qu’on ne perçoit pas, partout une répartition arbitraire de l’impôt

  1. Cf. la Révolution, III, liv. V, ch. I. — Rocquain, passim. — Schmidt, Tableaux de la Révolution française, III, 9e et 10e parties, — Archives nationales, F7, 3250. Lettre du commissaire du directoire exécutif, 23 fructidor, an VII.) « Des rassemblemens armés interceptant la route de Saint Omer à Arras, ont osé tirer sur la diligence et enlever à la gendarmerie les réquisitionnaires arrêtés. » — Ibid, F7, 6565. Rien que sur la Seine-Inférieure, voici quelques rapports de la gendarmerie pendant une seule année. — Messidor an VII, attroupemens séditieux de réquisitionnaires et de conscrits dans les cantons de Motteville et de Doudeville. « Ce qui fait voir combien l’esprit des communes de Gremonville et d’Hérouville est perverti, c’est qu’aucun des habitans ne veut rien déclarer, et qu’il est impossible qu’ils ne fussent pas dans le secret des rebelles. » — Mêmes rassemblemens dans les communes de Guerville, Millebose et dans la forêt d’Eu. « On assure qu’ils ont des chefs et qu’ils ont l’exercice sous le commandement de ces chefs. » — (27 vendémiaire, an VIII.) « Vingt-cinq brigands ou réquisitionnaires armés dans les cantons de Réauté et de Bolbec » rançonnent les cultivateurs. — (12 nivôse, an VIII.) Dans le canton de Cuny, autre bande de brigands qui opère de même. — (14 germinal, an VIII.) Douze brigands arrêtent la diligence de Neufchâtel à Rouen ; quelques jours après, la diligence de Rouen à Paris est arrêtée, et trois hommes de l’escorte tués. — Dans les autres départemens, rassemblemens et scènes analogues.
  2. Mémoires (inédits) de M. X…, I, 260. Sous le Directoire, « un jour, pour faire partir un courrier extraordinaire, le trésor a été obligé de prendre la recette de l’Opéra, parce qu’elle se faisait déjà en numéraire. Un autre jour, il a été au moment d’envoyer à la fonte toutes les pièces d’or contenues dans le cabinet des médailles (valant au creuset 5,000 à 6,000 francs). »