Page:Revue des Deux Mondes - 1888 - tome 85.djvu/267

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dont il commande et conduit tous les actes : tels, sous l’empire et la restauration, le maire et les conseillers dans la commune, les professeurs et proviseurs dans l’université. Encore un pas, et l’invasion s’achève : naturellement, quand il entreprend un nouveau service, il est tenté, par ambition ou précaution, par préjugé ou théorie, de s’en réserver ou d’en déléguer le monopole ; avant 1789, il y en avait un au profit de l’église catholique par l’interdiction des autres cultes, et il y en avait un au profit de chaque communauté d’arts et de métiers par l’interdiction du travail libre; après 1800, il y en eut un au profit de l’université, par les entraves et gênes de toute espèce imposées à l’ouverture et à la tenue des écoles privées. — Or, par chacune de ces contraintes, l’état empiète sur le domaine de la personne. Plus il étend ses empiètemens, plus il ronge et réduit le cercle d’initiatives spontanées et d’actions indépendantes qui est la vie propre de l’individu. Si, conformément au programme jacobin, il pousse à bout ses ingérences[1], il absorbe en soi toutes les vies individuelles : désormais il n’y a plus, dans la communauté, que des automates manœuvres d’en haut, des résidus infiniment petits de l’homme, des âmes mutilées, passives, et, pour ainsi dire, mortes. Institué pour préserver les personnes, l’état les a toutes anéanties. — Même effet à l’endroit des propriétés, s’il défraie les autres corps. Car, pour les défrayer, il n’a d’autre argent que celui des contribuables ; en conséquence, par la main de ses percepteurs, il leur prend cet argent dans leur poche. Bon gré mal gré, tous indistinctement, ils paient une taxe supplémentaire pour un service supplémentaire, même quand ce service ne leur profite pas ou leur répugne. Si je suis catholique dans un état protestant ou protestant dans un état catholique, je paie pour une religion qui me semble fausse et pour une église qui me semble malfaisante. Si je suis sceptique et libre penseur, indifférent ou hostile aux religions positives, aujourd’hui, en France, je paie pour alimenter quatre cultes qui me semblent inutiles ou nuisibles ; si je suis provincial ou paysan, je paie pour entretenir l’Opéra, où je n’irai jamais, Sèvres et les Gobelins, dont je ne verrai jamais une tapisserie ni un vase. — En temps de calme, l’extorsion se déguise; mais, en temps de troubles, elle s’étale à nu. Sous le gouvernement révolutionnaire, des bandes de percepteurs à piques s’abattaient sur les villages et y faisaient des razzias comme en pays conquis[2] : saisi à la gorge et maintenu avec accompagnement de bourrades, le cultivateur voyait enlever ses grains de son grenier, ses bestiaux

  1. La Révolution, III, 455.
  2. Ibid., III, 371.