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feu. Mais comment distinguer le malheureux du mendiant ? comment ne pas se tromper, faire le bien à celui qui en est digne et ne pas se laisser prendre aux lamentations du filou ? En s’adressant au directeur, dont le service de renseignemens est singulièrement riche en documens. À l’aide de ceux-ci, il serait facile d’écrire une histoire de la mendicité à notre époque.

L’expérience faite par « la Pierre de touche » était concluante. On avait acquis la preuve que la bienfaisance était trompée dans des proportions que les honnêtes gens ne soupçonnaient pas. La mendicité venait de se démontrer elle-même ; elle avait mis en lumière son invincible horreur du travail. Elle n’est qu’une parasite, elle vit de la substance d’autrui, et ce qu’elle dévore, c’est ce qu’il y a de plus sacré au monde : c’est la réserve gardée pour le malheur. Il est humain de ne repousser a priori aucune sollicitation adressée à la charité, mais celle-ci serait coupable, non pas si elle donnait sans mesure, mais si elle donnait sans discernement. Le principe absolu de la bienfaisance doit être : ne jamais accorder d’aumône qu’après enquête. Donner est facile ; savoir donner est une science qu’il faut se résigner à acquérir, par respect pour soi-même et pour remplir le devoir des âmes élevées. Or, le directeur, par cela même qu’il est animé de l’amour du bien, veut arracher la pauvreté aux manœuvres de la fausse indigence qui la dépouille. Il sait qu’il existe des dynasties de mendians, et que les registres de l’Assistance publique reçoivent aujourd’hui le nom des petits-fils de ceux que l’on y inscrivait en 1801, lorsque l’on reconstitua le bureau des pauvres. Il veut empêcher l’aumône de faire fausse route et d’aller chez le vendeur d’absinthe au lieu d’aller chez le boulanger. Il a raison, car, du même coup, il rend service aux âmes charitables et aux malheureux. À force d’étudier ce monde spécial, de réunir des notes, de collectionner des lettres de demandes, d’interroger les mendians et même les bienfaiteurs, il est arrivé à connaître, on peut dire individuellement, tout ce personnel qui vit de fainéantise et d’escroqueries. J’en eus la preuve : je venais de lui remettre une lettre dont j’avais pris soin d’enlever la signature. On y lisait : « Celui qui nous voit dans notre intérieur nous croit heureux, tandis qu’au milieu de nos meubles, qui sont la garantie du loyer, nous avons faim, sans que personne sache à quelle extrémité nous sommes réduits ; venez à mon secours, ou la mort sera ma seule ressource. » Il me dit en riant : « c’est le mendiant fastueux qui veut garder les apparences. Celui-ci, qui a été condamné à trois ans de prison, ne vit que de l’argent qu’il soutire aux naïfs de la charité. Il s’appelle X… ; il a été autrefois employé au comptoir Z.. ; on l’y reprendrait volontiers,