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Après avoir poussé une pointe dans les faubourgs excentriques, on retrouve avec plaisir un peu de propreté européenne dans le quartier voisin de la gare. A vrai dire, la ville « franque » ne se compose guère ici que des 300 mètres carrés. occupés par le modeste hôtel Turati et par ses dépendances. Il est même surprenant que. depuis quinze années, le chemin de fer n’ait pas mordu davantage sur la vieille cité musulmane. C’est égal, vive l’excellent Turati et sa liqueur de « mastic! » Honneur à cet hôtelier rarissime, qui tient entre ses mains le monopole de la civilisation et qui n’en abuse pas! Dans son étroit enclos, sur la terrasse de son café, se rencontrent chaque jour toutes les lumières intellectuelles de la ville d’Uskup. Si fière que soit la citadelle et si humble que soit l’hôtel Turati, on peut dire avec certitude : ceci tuera cela. Le fez du fonctionnaire y fraternise avec le feutre mon de l’ingénieur. L’Orient et l’Occident se mesurent dans des parties de billard. Surtout, chacun y vit et }’parle à sa guise. Je prends place à la table des ingénieurs, et je retrouve dans ces réunions cordiales l’habitude toute française d’argumenter et de rétorquer en mangeant. Quel vacarme, mais que d’idées remuées au passage, et quel stimulant pour la digestion ! Les médecins devraient prescrire aux estomacs délabrés une petite discussion politique ou sociale entre chaque service. Et quelle variété de types parmi ces pionniers de l’Orient! Voici l’entrepreneur au teint florissant, qui se moque de la fièvre, et qui dépense son argent sans compter : il s’est marié déjà deux ou trois fois dans des pays différens, et n’est pas sûr de n’être pas bigame. Il aime sa vie d’aventures; il mourra sur quelque terre lointaine, dans l’impénitence finale. Son voisin, au contraire, a les yeux caves, le teint plombé. Il grelotte la fièvre et attend avec impatience l’heure de la liquidation. Dans son regard, triste et inquiet, passent des visions du pays natal. Il a sacrifié son repos, quitté son village ou sa bastide pour faire fortune. Il est riche à présent; mais aura-t-il le temps de jouir? Les mélancoliques sont rares; les bons vivans dominent. Ils s’accoutument à cette large existence de pacha; ils y reviennent toujours. Les compagnies de construction les connaissent bien : elles les recrutent sur place, pour économiser les frais de transport. Ils se dispersent alors sur les chantiers; ils vivent des mois, des années, dans une solitude presque complète, n’ayant de relations qu’avec leur escouade d’ouvriers. Mais ils s’habillent comme des planteurs, montent les chevaux du pays, chassent tous les genres de gibier sans avoir besoin de permis. Les uns transportent avec eux une vraie famille, et, plus heureux qu’Alceste, l’emmènent dans leur désert; les autres s’en improvisent une pour la durée des travaux; mais telle est la