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force de l’habitude, que leur famille de rencontre les poursuit souvent dans tout le cours d’une vie errante.

Les nationalités ne sont pas moins diverses : les compagnies, cosmopolites jusqu’à l’indifférence, emploient indistinctement des Français, des Belges, des Russes, des Allemands, des Italiens. On est ici trop près des dissensions européennes pour que la fusion soit complète : les discussions politiques tournent souvent à l’aigre ; mais elles dégénèrent rarement en querelles et finissent par des plaisanteries. Quand on travaille ensemble dans ces pays perdus, il est impossible de ne pas sentir la solidarité qui unit toutes les nations civilisées. Un duel de paroles s’engage entre un grand Mecklembourgeois au bec d’aigle et un Français sanguin et pétulant : mais c’est un duel au premier sang. Néanmoins, après dîner, sans préméditation, il se forme deux groupes, l’un plutôt français, l’autre plutôt allemand, et chacun suit son plaisir. Ici, l’on débouche une bouteille de Champagne; là, on demande de la bière. Nous avons malheureusement peu de compatriotes authentiques sur les chantiers. Beaucoup ont égaré leur nationalité en route, et ne savent plus exactement s’ils sont Suisses, Belges ou Français. Mais le cœur est pour nous. En avalant un Champagne d’une origine encore plus douteuse, je fais les deux épreuves suivantes : que ceux qui sont effectivement Français veuillent bien lever la main. — Le pointage donne deux voix. — Et maintenant que ceux qui considèrent la France comme leur seconde patrie veuillent bien lever la main. — Quinze bras sur quinze se lèvent avec ensemble. A l’autre table, trois Allemands attaquent leur dixième chope. Ils se racontent des histoires de leur vie d’étudians ; et les voilà qui passent aux chansons. Ils entonnent un formidable Gaudeainus igitur, en battant la mesure avec leurs verres. De temps en temps, un rire aigu jaillit du sommet de la tête du Mecklembourgeois, et retombe en cascades sonores et graves jusque dans le ventre du chef de gare. Absorbés par leur gaîté tudesque, ils n’entendent pas les jurons de leurs camarades, qui les prient de se taire. Le groupe voisin n’est cependant guère moins bruyant. Un pantagruel flamand, échauffé par le vin, crie de toutes ses forces : « Messieurs, pour faire des chemins de fer, savez-vous, il faut de bons ingénieurs; et pour avoir des ingénieurs, il faut de l’argent et des femmes ! » Sur cette sentence, chacun s’en va coucher.

Incidemment, on n’a pas manqué d’émettre des opinions décisives sur l’avenir de la Macédoine, de résoudre la question d’Orient et de refaire la carte de l’Europe. Une fois enfermé dans ma petite chambre, propre et blanchie à la chaux comme une cellule de moine, je laisse refroidir les fumées de la controverse. Je me recueille et je tâche de résumer mes impressions.