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d’une citadelle dont la façade paraît sourire sous un portail mauresque. Plusieurs hommes d’état, en Serbie, ne dissimulent pas leur préférence pour cette cité riante, signalée par de brillans faits d’armes, et placée sur le chemin de leurs ambitions.

A Belgrade, au contraire, on ne s’est pas mis en frais de coquetterie : rien n’a été fait pour attirer ni pour retenir les étrangers. C’est un fait bizarre et significatif que l’indifférence de tout un peuple pour les embellissemens de la capitale. Il n’est pas d’endroit plus connu, plus visité : il n’en est pas néanmoins de plus défavorable pour se faire une opinion sur la Serbie. On dirait qu’elle a pris à tâche de se montrer à l’Europe sous la face la plus ingrate, de la repousser par la rudesse de son pavé, de la décourager par la pauvreté de son éclairage. Il est entré cependant plus de hasard que de préméditation dans les destinées de la capitale : le choix même de l’emplacement le prouve. Pendant deux siècles, Belgrade a été place forte de premier ordre. Le sort de la péninsule s’est joué vingt fois autour de ses murailles. Les populations chrétiennes avaient les yeux fixés sur une ville dont la possession pouvait modifier le cours de leurs destinées, de même que la colline de Belgrade change brusquement la direction du Danube. Pendant vingt années, de 1718 à 1738, on a pu croire que cette place si longtemps disputée resterait autrichienne au même titre que Peterwardein. Elle était dès lors un centre pour les peuples slaves des Balkans. Les Serbes s’accoutumaient à considérer Belgrade comme la clé de leur territoire et de leur indépendance, même après que la nouvelle portée des canons lui ôtait ses avantages stratégiques. En reportant le pivot de la principauté vers le Nord, l’histoire faussait ainsi l’avenir d’une race qu’elle éloignait de son berceau. Les peuples des Balkans ressemblent aux fragmens de roc que la fureur incohérente des flots roule sans relâche et empêche de se fixer nulle part : combien de fois souffriront-ils encore des querelles qui s’agitent au-dessus de leur tête !

La citadelle de Belgrade est singulièrement hospitalière : on y entre, on en sort comme on veut. Aucun officier assez indiscret pour vous demander vos papiers ou pour inspecter votre album de croquis. Si des sentinelles se promènent encore à la crête des glacis et projettent leur silhouette martiale sur l’horizon, c’est sans doute par hygiène et pour se dégourdir les jambes. Le seul endroit vraiment gardé est une espèce de fosse aux ours placée entre deux bastions d’où s’échappe un bruit continu de ferraille. En penchant la tête, on aperçoit au fond de ce trou des hommes vêtus de grosse laine blanche, traînant leur chaîne aux pieds. Ce sont les forçats, gens fort paisibles d’ailleurs, et dont quelques-uns, au sortir du bagne, ont fourni une belle carrière politique.

Il y a de tout dans la forteresse : un jardinier-fleuriste, des bœufs