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Convaincu, il persuada. Il obtint de Charles-Quint une flottille de cinq vaisseaux, montés par 230 hommes, avec laquelle il mit à la voile le 20 septembre 1519. Il longea les côtes de l’Afrique, puis, à la hauteur du cap Blanc, brusquement il fit route à l’ouest, s’engageant dans cette mer des Sargasses dont l’aspect avait frappé de stupeur les hardis compagnons de Christophe Colomb en 1492 et ceux de Pedro Arias en 1514. Les anciens l’avaient connue, cette mer étrange dont la superficie égale celle de la France, suivant Arago, lui est cinq ou six fois supérieure, d’après Humboldt. Avec le temps, cette mer a reculé et s’est éloignée des côtes ; mais, en changeant de place, elle n’a pas changé de nature. Dans l’immense espace qu’encerclent le Gulf-Stream et le grand courant équatorial, sur une mer en apparence immobile, s’étendent les Sargasses, forêt vierge de l’Océan, plantes dépourvues de racines, projetant à de grandes distances leurs interminables filamens, dont la longueur dépasse celle des plus grands arbres connus. On a trouvé plusieurs de ces algues qui mesuraient 200 mètres de longueur ; une, entre autres, atteignait 336 mètres. Masse épaisse et flottante, elle se déroule comme un gigantesque tapis ondulant à la houle de l’Océan, revêtant toutes les teintes connues du vert, depuis le vert tendre jusqu’aux tons les plus foncés de l’olive. Sur cette masse chatoyante éclatent des fruits jaunes, rouges et roses, au milieu d’un inextricable fouillis de tiges, de feuilles, de fibres emmêlées comme des lianes, souples et visqueuses comme des serpens.

Longtemps on a cru que cette étrange végétation naissait et croissait sur des écueils sous-marins; qu’arrachée par les tempêtes, elle flottait comme une épave sur les eaux. La mer des Sargasses recouvrait, affirmait-on, l’Atlantide engloutie. Sous ce verdoyant linceul dormait le beau continent disparu avec sa merveilleuse et vivace végétation. La science, depuis, a rectifié les faits. Les sondages exécutés par Lee, en 1851-1852, révélèrent une profondeur de 6,999 mètres maxima et de 2,671 minima. M. Leps, qui continua ces travaux, trouva partout une grande profondeur. Si donc l’Atlantide a jamais existé dans ces parages, le cataclysme qui l’engloutit fut effrayant, et ses débris se sont effondrés dans de véritables abîmes[1].

Pareils obstacles n’étaient pas pour arrêter Magellan. Creusant son lourd sillon à travers cette mer herbacée qui ralentit sa marche, il vint relever les côtes d’Amérique a la hauteur du Brésil. Le cap au sud, longeant la rive, fouillant les anses, parfois rejeté au large, revenant à la première accalmie, cherchant obstinément

  1. Note de M. Leps. Voir l’intéressant travail publié par M. Paul Gaffarel sur la mer des Sargasses. Bulletin de la Société de géographie, décembre 1872.