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comme il y en avait autrefois pour faire une tragédie ou un poème épique ; mais là où manque l’expérience de la vie, comment voudrait-on qu’il y eût, comme l’on dit « quelqu’un ? » et quelle est cette recommandation aux poètes et aux romanciers d’être eux-mêmes quand ils ne le peuvent pas être, mais seulement les singes des originaux qu’ils admirent ? Combien de talens Baudelaire a-t-il égarés? et combien ses Fleurs du mal, en fructifiant, ont-elles empoisonné de collégiens naïfs ! Et je ne l’en rendrai pas, si l’on veut, responsable, mais tout de même on conviendra qu’il est un mauvais maître de franchise et de sincérité. MM. de Goncourt en sont-ils de meilleurs? Ils sont bien pour cela trop artistes, je veux dire trop soucieux du procédé, de la manière et de l’effet à produire.

Avant d’écrire ses Mémoires ou de se confesser, soit en vers, soit en prose, il faudrait bien aussi que l’on se fût assuré de la rareté de ses impressions, et pour cela que, sortant de soi-même, on eût un peu étudié le monde, et voire les livres au besoin. C’est ce que ne font pas aujourd’hui nos auteurs. Faute de regarder autre part qu’en eux, ils s’imaginent trop aisément qu’il n’y a qu’eux au monde, et que nul autre avant eux n’a connu leurs aventures, leurs joies ou leurs tristesses. Peut-être cependant qu’au fond les hommes ne diffèrent pas entre eux autant qu’on le veut bien dire, ni les femmes non plus, et que, si tout le monde n’est pas fait comme notre famille, cependant notre famille aussi ressemble à quelques autres. C’est un thème facile à développer que celui de la diversité des humeurs et des goûts, mais le thème opposé, celui de leur identité, n’est pas beaucoup plus difficile, ni ne serait au besoin moins fécond. En tout cas, avant de consigner dans son Journal tout ce que nous voyons que l’on y consigne de choses parfaitement indifférentes, il ne pourrait être mauvais d’y regarder de plus près, car on éviterait ainsi, de tous les reproches, le plus sensible aux auteurs de Mémoires, à ce qu’il me semble : c’est celui de banalité ; et on ne s’exposerait pas à s’entendre dire que l’on ressemble beaucoup à tout le monde, quand on n’a écrit que pour lui montrer combien on en différait.

Et enfin, si l’on en diffère, ne serait-il pas bon d’examiner comment et pourquoi ? Car il ne suffit pas d’être comme l’on est, mais encore faut-il avoir raison de l’être. Le même Pascal, qui a déclaré que le « Moi était haïssable, » a dit aussi le plaisir que l’on éprouvait, cherchant un auteur dans un livre, d’y « rencontrer un homme. » Dans l’un comme dans l’autre cas, Pascal avait raison. Notre Moi, c’est en effet en nous ce qui se di8iingue, pour s’y opposer, du reste de l’humanité ; c’est ce qu’il y a en nous, non pas du tout de plus intime, mais de plus différent, et qui ne consiste quelquefois qu’en une déplaisante affectation d’originalité ; ce n’est trop souvent que la coupe de nos pantalons,