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homme, — car on peut être un fort galant homme et un très méchant auteur, — s’il n’était pas loyal de répondre de nos écrits, l’idéal de la critique serait d’être anonyme. Au moins doit-elle s’efforcer d’être impersonnelle, et dans ses jugemens ne pas plus se soucier des personnes, cela va sans dire, que de ses propres goûts, mais uniquement de la valeur d’exécution des œuvres, de leur signification et de leur importance dans l’histoire des idées et de l’art. Car, on ne saurait trop le répéter, si nous sommes curieux de la vie des grands artistes ou des grands écrivains, de la personne de Goethe ou de Rousseau, c’est qu’ils sont les auteurs de leurs œuvres, sans lesquelles il est évident qu’ils seraient, eux aussi, confondus dans la foule de tant de morts anonymes. Oui est-ce qui s’intéresse aujourd’hui à la personne de l’abbé Trublet ou de Courtilz de Sandras? à celle de Mlle de Lussan ou de Mlle Riccoboni? Ils ou elles ont écrit cependant, et même beaucoup écrit, et autrement écrit, mais pas plus mal peut-être qu’un bon nombre d’entre nous. C’est ce qui devrait nous rendre modestes, et nous dissuader, quand nous parlons d’eux, de prétendre à notre tour que ce soit à nous que l’on s’intéresse. Mais si nous parlons de Goethe ou de Rousseau, quelle vanité de vouloir qu’on les oublie pour nous ! et qu’au lieu d’eux ce soit notre personne qu’on apprenne à connaître dans ce que nous en disons! Pourquoi pas notre famille aussi, avec nos affaires, et l’état de notre santé?

Nous en viendrions là, si nous continuions; mais nous ne continuerons pas longtemps, et déjà le public a commencé de se lasser de ce genre de littérature. Après avoir goûté ce que ces Journaux et ces Confessions ont toujours d’un peu scandaleux, il ne peut guère, en effet, ne pas s’apercevoir que c’est toujours aussi un peu la même chose. On lui promettait des « révélations » de la vie artistique ou littéraire, et voilà qu’il apprend qu’à Nice une fillette de dix ans s’était éprise d’un violent amour pour un grand monsieur très mûr, ou que deux hommes de lettres, en des temps très anciens, furent volés par leur cuisinière. Il ne trouve rien là de très psychologique. Mais il pense que ces deux hommes de lettres ont été bien habiles, qui ont tiré d’abord de l’histoire de leur cuisinière un roman, puis une préface pour ce roman, sans compter une trentaine de pages pour leur Journal; et il estime que la famille de la petite fille eût peut-être aussi bien fait de garder ses Confessions pour elle. Nous serions heureux, et nous n’aurions perdu ni notre temps ni, comme on dit, notre encre, si nous pouvions l’encourager dans ces dispositions, mais encore bien plus, à tous ceux et à toutes celles qui tiennent un Journal de leurs ambitions domestiques, et de leurs déceptions plus ou moins littéraires, si nous pouvions persuader de le jeter au feu.


F. BRUNETIERE.