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et ce titre, énigmatique depuis le premier tableau jusqu’au dernier, ne prendrait de sens qu’après le dénoûment si l’on ne pensait au livre : Affaire Clémenceau, — Mémoire de l’accusé. — Pour le livre, il commence en effet après le crime qui achève le drame: c’est l’histoire des causes d’un meurtre, exposée par le meurtrier. Mais dans la salle, renseignés ou non sur la signification de l’affiche, il y a beaucoup de gens qui n’ont jamais lu ce volume : il a paru dix ou vingt ans trop tôt, avant l’ère de l’Assommoir, de Fromont jeune et Risler aîné, du Maître de forges; il s’est répandu dix ou vingt fois moins qu’il n’aurait fait plus tard, alors que la mode avait pris dans le public de traiter ce genre, le roman, au moins selon ses mérites. Eh bien ! même ceux qui ne savent que le dernier mot, la fin sanglante de cette histoire, ou qui n’en savent rien, je les sens à côté de moi, au théâtre, qui tressaillent, eux aussi : sans reconnaître ces personnages, ils devinent qu’ils existent; ils flairent l’odeur affaiblie, mais encore vivace de la vérité !

Cette salubre odeur, au cours du roman, le vieux sculpteur Thomas Ritz félicitait son élève de l’avoir respirée, la première fois qu’il s’était trouvé en face du modèle. Devant le frisson de cette nudité, Pierre Clemenceau avait compris ce mot, sorti bien souvent de la bouche de son maître : « La nature est désespérante ! « Il avait « excusé cette foule d’artistes qui préfèrent s’en tenir à la tradition et recopier toujours l’œuvre des hommes plutôt que de s’attaquer à l’œuvre de Dieu. » Lui, cependant, ne s’était pas laissé désespérer par la nature : il avait travaillé vaillamment d’après elle ; et c’est pourquoi son œuvre avait eu, autant qu’il est possible à une œuvre humaine, « le regard, le sourire, la chaude émanation de la vie. »

Le romancier lui-même a fait comme son héros : si fortement composé, si subtilement déduit que soit cet ouvrage, il n’en est guère, dans la littérature contemporaine, qui sente aussi peu l’art. Il est original, au milieu d’une multitude, par le manque presque absolu des signes du métier. A part certains développemens sur le beau et l’idéal (encore ces propos s’expliquent-ils, venant du statuaire qui est censé parler), et tel discours sur l’indissolubilité du mariage, prêté à un comparse, soldat et célibataire, — à part ces quelques morceaux, un peu suspects de tourner à la digression ou à la déclamation, ce récit est d’un naturel parfait; c’est bien le son d’une voix d’homme, et non pas d’homme de lettres. Le moyen qu’elle ne m’entre pas dans l’âme ! Elle va son train, tantôt modéré, tantôt plus vif ou même tumultueux. Elle attache mon attention ou la retient par une parole tout à la fois précise et familière; elle devient éloquente sans que je me méfie d’elle, par son intensité, par sa précipitation nécessaires en certains passages : sa plus belle phrase n’est qu’un beau cri. Oui, vraiment, s’il y a ici un artiste, à force de regarder avec bonne foi, il s’est absorbé